– Tais-toi, mon petit, et écoute. Dans un instant, une minute, nous serons broyés, regarde !

Jean-Loup obéit. Il ne pouvait pas aller plus loin dans la peur. On ne distinguait plus le ciel, le vide. Rien que la glace. Les blocs encastrés approximativement les uns dans les autres formaient écran, et tout cela se rapprochait, se resserrait.

Des angles de banquises, des aiguilles de glace touchaient déjà par instants le cockpit de la soucoupe, s’y brisaient, éclataient. Mais d’autres plus formidables, ne se feraient qu’un jeu d’écraser ce microbe.

– Nous sommes perdus, dit calmement l’Albinos.

La présence de la mort rendait la dignité à Jean-Loup. Il pria, tout haut, Muscat et Oxxa de lui pardonner sa faiblesse.

– Ce n’est rien, boy. Maintenant, si tu vis, tu seras un homme, puisque tu ne pourras pas avoir plus peur.

– Si je vis !

– Diable du Cosmos ! il ne sera pas dit que nous serons écrasés ainsi comme des rats.

Il finit là son discours car le cockpit craquait sinistrement et la coupole éclata.

La soucoupe volante n’était déjà plus qu’une épave fracassée par un formidable choc.

Mais les trois cosmonautes s’échappaient par l’ouverture. Propulsés par leurs réacteurs, ils évoluaient entre les gigantesques glaçons, menés par Robin Muscat, et se faufilaient littéralement entre leurs ennemis.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

Le Fulgurant fonçait dans le grand vide. Martinbras était soucieux et Coqdor ne l’était pas moins. Impossible, depuis des tours et des tours de cadran, de prendre le moindre message en sidéroradio et de savoir si ceux qu’on envoyait arrivaient à destination.

Aucun duplex n’avait été réalisé. Des sons vagues étaient encore parvenus pendant un moment, terriblement parasités, puis tout s’était tu.

Les cosmonautes avaient l’impression de naviguer comme naviguaient, au début du monde, les humanoïdes sur les océans de leurs planètes, chétifs, abandonnés, perdus.

Zoa allait mieux. Mais l’Eridanais, s’il manifestait une reconnaissance à la fois fervente et discrète à ses sauveteurs, redoutait, lui aussi, les suites du voyage.

Il ne semblait pas avoir tort. Les techniciens, qui, les uns et les autres, n’en étaient pas à leur première randonnée interstellaire, déclaraient n’avoir jamais constaté ce qu’on découvrait à présent.

Pourquoi l’astronef isolé semblait-il foncer, non plus dans les gouffres du rien, mais dans quelque chose qui ressemblait à de la brume, une brume légère, ténue, qui estompait les lointaines étoiles, qui plongeait les hommes et les machines, à l’intérieur du Fulgurant, dans des zones d’imprécis, des stagnances de vague.

On s’entendait mal, on se comprenait difficilement, les sons ne portant plus guère. Si bien que les caractères s’en ressentaient. Les humains s’irritaient, se disputaient, jusqu’à en venir aux mains, ou presque.

Coqdor dut ainsi intervenir entre Dorr et Taylor, qui se chamaillaient pour une question ridicule.

L’autorité de l’homme aux yeux verts calma les antagonistes. Ils reconnurent, mais avec lassitude, qu’ils avaient tort tous deux. Déjà, ils ne se souvenaient plus de la nature de leur dissension.

– J’ai mal entendu ce que Taylor me disait, je deviens sourd.

– Nous devenons tous sourds, il me semble.

– Et myopes, en attendant d’être aveugles !

– En attendant surtout, gronda le bouillant et juvénile Taylor, de devenir tous fous.

Coqdor, qui n’était pourtant pas porté sur l’alcool, les réconcilia devant un verre de bourbon 2081. Mais il eut un soupir. L’Old Crow était épuisé, cette fois.

– Si nous avons encore un coup dur, Chevalier, ce n’est pas comme cela que vous nous réconforterez, dit Taylor en riant.

– Le chevalier Coqdor a d’autres forces en lui, heureusement, fit remarquer le lieutenant Dorr.

– Je crois, ami, que nous en aurons besoin. Ne trouvez-vous pas qu’il fait froid ?

C’était vrai. Même dans le navire, parfaitement climatisé, le froid pénétrait.

Devant l’échec de tout sondage au radar et aux instruments assimilés Martinbras fit appel aux facultés exceptionnelles du chevalier de la Terre. L’homme aux yeux verts se détendit, se concentra et, fermant les paupières, laissa son esprit vagabonder dans les abîmes au fond desquels évoluait maintenant le navire du commandant Martinbras.

Comme tous les voyants, il ne distinguait pas avec précision. Seulement par éclairs, des visions fugaces et souvent mutilées.

Martinbras et les officiers, et aussi l’Eridanais, qui l’entouraient, le voyaient souffrir et Râx, le monstre familier, qui semblait toujours ressentir douloureusement les moindres affections de son maître, lui léchait les mains en le regardant tristement de ses yeux jaune d’or.

– … un gouffre de brume… le froid… Il fait froid, plus que le froid. Des banquises errantes… Un soleil… mais la lumière de ce soleil est froide.

Cette première expérience ne leur apprit évidemment pas grand-chose et Coqdor pensa s’être fatigué pour rien.

Aucun repère précis. Rien que ce soleil de pourpre dont les rayons engendraient le contraire de la chaleur, bien que normalement lumineux.

Le chevalier, de surcroît, s’étonnait et s’inquiétait de ne plus avoir de nouvelles de Muscat. La carence radio en était naturellement la cause. Où était l’inspecteur de l’Interplan ? Normalement, depuis son départ de Paris-sur-Terre, en tenant compte des divers relais à emprunter et des plongées subspatiales entrecoupées de randonnées à bord de navires non équipés pour de tels exploits, il aurait dû déjà se trouver dans la direction de la Polaire, comme le Fulgurant.

Cela tourmentait si bien Coqdor que, deux tours de cadran plus tard, alors qu’à bord tous grelottaient, y voyaient de plus en plus mal, et se plaignaient de ne plus s’entendre, ce qui créait une dangereuse psychose collective, Coqdor résolut de chercher de nouveau psychiquement ce qui se passait.

Martinbras, qui avait vu tant de choses à travers les étoiles, estimait quant à lui qu’on subissait un mirage spatial. Une sorte d’attaque d’ordre mental occasionnée par une force inconnue, peut-être semblable à celle qui jetait le froid sur les planètes. Pour lui, ce n’était pas réel mais uniquement phantasme créé dans le cerveau de chacun.

Coqdor, lui, s’isola un bon moment dans sa cabine, ne supportant près de lui que le seul et fidèle Râx. Mais le pstôr, avec sa petite âme de chien, fût-il un chien fantastique, ne le gênait guère et, au contraire, le réconfortait de l’amour brut qu’il lui portait.

Coqdor, étendu sur sa couchette, nu pour être dégagé de toute servitude, fit l’obscurité.

Longuement, il demeura ainsi. Puis il fixa sa pensée sur un seul personnage, son ami Robin Muscat.

Le chevalier avait, au cours des minutes précédentes, oublié volontairement où il était, tout ce qui se passait. Et l’astronef, et l’équipage, et le vide effrayant où ils évoluaient, et le monde. Tout. Rien qu’un seul être l’intéressait.

Jeté hors de lui-même, issant du Cosmos, il cherchait à entrer en contact avec une autre âme, en se dégageant du continuum espace-temps, d’ailleurs parfaitement arbitraire, que les humanoïdes croient les dominer alors qu’il n’existe que dans leur imagination, le monde étant, une fois pour toutes, si la création est évolutive.

Il fut, et se trouva bien d’être. Mais il ne se plongeait pas avec délices dans une solitude divine, il cherchait quelqu’un.

Et comme il avait la connaissance de ce quelqu’un, auquel l’attachait une amitié solide, il le trouva.

La pensée de Coqdor pénétra la pensée de Muscat.

Et Coqdor sut.

Ce qu’il apprit était effarant, mais correspondait à tout ce qui s’était passé depuis quelque temps à travers le monde.

Coqdor interrogea Muscat. Muscat ne pouvait lui répondre directement, ne possédant pas d’aussi prestigieuses facultés. Du moins était-il entraîné de longue date à laisser leur duplex mental s’établir. Il faisait, au maximum, le silence en lui. On sait qu’un cerveau au repos, en sommeil ou non, est encore un bouillonnement prodigieux de pensées, puisque toute la connaissance, fixée par l’entité-mémoire, demeure en lui. Du moins, Muscat se neutralisant au maximum laissait à Coqdor le soin de trouver dans les arcanes de lui-même ce qu’il avait besoin de savoir.

Quand ce fut fini, Coqdor, s’éveillant dans sa cabine, poussa un hurlement qui fit bondir Râx, lequel siffla furieusement en battant de ses ailes membraneuses.

Mais Coqdor ne perdait pas une seconde, ne prenait pas le temps de s’habiller. Il se ruait hors de la cabine, suivi du monstre ailé en plein désarroi, mais qui se refusait toujours à le quitter.

Martinbras était bien soucieux. Comme les autres, il y voyait mal et il n’entendait guère. De plus, il subissait, même dans sa combinaison de bord, le froid qui dominait de plus en plus.

Pourtant, lui et Dorr, avec lequel il conversait, furent ahuris de voir l’homme nu qui se précipitait vers eux. D’autres hommes du bord, mornes, désolés, effectuant leur service dans des conditions déplorables, furent eux aussi un peu sortis de leur torpeur en voyant le chevalier courir en semblable appareil !

Taylor courait après lui, criant d’une voix désespérée :

– Il est fou ! ça y est, nous le serons tous ! Mais Coqdor ignorait tout cela, il criait, et sa voix pourtant bien timbrée demeurait ténue :

– Commandant ! Je sais où est Muscat. Il faut le sauver, lui et ses compagnons…Mais attention ! l’ennemi nous guette, le soleil de glace…

– Chevalier, je vous en prie, calmez-vous.

Taylor arrivait en courant et jetait, sur les épaules de Coqdor, une cape de tenue de débarquement. Le chevalier le remercia à peine et s’en enveloppa, non sans poursuivre :

– J’ai pu le contacter : il est sur une banquise, avec ses compagnons. Ils dérivent dans l’espace…

Un demi-tour de cadran plus tard, le Fulgurant avait modifié sa route.

Coqdor avait réussi à se faire entendre et on admettait qu’il n’était pas dément.

Son intervention avait un peu secoué la morne désespérance qui régnait. Coqdor avait relaté ce qu’il avait lu dans le cerveau de Muscat, renseignements évidemment d’une très grande importance.

Tant bien que mal, on avait repéré, parmi les étoiles très pâles perdues dans cet espace de brume, celle qui correspondait au soleil de glace. Mais aussi, Coqdor se remettait au travail et, psychiquement, il allait guider les pilotes du bord en gardant un contact quasi permanent, et parfaitement épuisant, avec Muscat.

Un peu de chaleur passait dans le coeur des hommes, bien qu’ils fussent physiquement frigorifiés. Mais, disait Taylor, j’aime mieux cela, on verra l’ennemi, et on se battra, ça servira à quelque chose.

Le Fulgurant avait donc modifié sa direction. On avançait à peu près à l’aveuglette. Mais Martinbras faisait confiance à Coqdor.

Le chevalier aux yeux verts conduisit donc ainsi l’astronef pendant plusieurs millions de lieues. Enfin, les écrans de radars indiquèrent des objets vagues. On distingua une forme immense, de nature imprécise, mais sur laquelle il y avait trois petits points.

Coqdor n’hésita pas :

– C’est une banquise spatiale. Avec trois hommes dessus…

Les contrôles attestèrent. Zoa assura qu’à bord du vaisseau d’Éridan, c’était bien un tel phénomène qui s’était produit à l’approche du mystérieux glaçon qui avait causé la perte de l’expédition. Martinbras, en conséquence, redoubla de précautions.

Enfin, ils furent à portée. Martinbras refusa de risquer son navire et demanda des volontaires. Encore une fois, Dorr et le chevalier en furent. Taylor les accompagna et aussi l’Eridanais qui brûlait de se rendre utile.

Le petit commando, jeté en plein vide, souffrit beaucoup. La climatisation des scaphandres était impuissante à pallier le froid ambiant. Cependant, ils se rapprochaient de l’énorme iceberg.

Isolé, celui-ci dérivait mais ne semblait pas animé d’une force autonome. Ce n’était maintenant qu’un glaçon.

Cramponnés à lui, ou plutôt plaqués dessus par la force gravitationnelle ; trois hommes en scaphandre y gisaient, ne remuant guère, visiblement épuisés.

On les releva et, à travers les masques de dépolex, Coqdor eut la douce satisfaction d’apercevoir le visage de Muscat. Le policier de l’espace n’en pouvait plus, pas plus d’ailleurs que le Terrien et l’Albinos d’Azoara qui l’accompagnaient.

On les ramena à bord et, prudent, Martinbras fit désintégrer, à l’inframauve, la banquise spatiale. Il n’y eut aucune réaction, ce que Coqdor et le commandant purent craindre jusqu’au dernier moment.

Cependant, à l’infirmerie, on réconfortait, on soignait les trois rescapés. Muscat, reprenant un peu de forces, étreignit son ami Coqdor. Oxxa, toujours calme, remerciait posément les sauveurs et Jean-Loup éclatait une seconde fois en larmes.

Muscat lui promit une nouvelle paire de gifles, ce qui le calma. Puis, l’inspecteur interplanétaire raconta ce qui leur était arrivé.

Après l’écrasement de la soucoupe, ils avaient réussi à s’en sortir en se lançant dans le vide, du moins dans l’espace qui demeurait autour de l’engin enveloppé de toutes parts par les icebergs animés.

Ils avaient pris contact avec la surface d’un des grands glaçons. Là, épouvantés, ils avaient vu, systématiquement, les banquises écraser ce qui restait du petit astronef en resserrant leur étreinte, avec tant de précision qu’il était hors de doute que cela était voulu.

Ils avaient pu craindre le pire en voyant ensuite qu’on avait dû les repérer, car la banquise qui les portait se mettait à évoluer et se dirigeait vers une autre, de façon à les prendre, comme disait Jean-Loup malgré sa terreur, en sandwich.

Ils avaient voulu se lancer de nouveau dans le vide. Mais la route leur était coupée partout. Ils évoluaient comme des poissons affolés dans un aquarium d’horreur dont les parois se resserraient autour d’eux.

C’est alors qu’ils avaient revu le mystérieux essaim de neige, le cocon blanc vivant, lequel devait diriger les opérations.

Cette fois, ils n’avaient réfléchi ni les uns ni les autres. Instinctivement, tous trois avaient eu le réflexe d’Oxxa sur la petite planète gelée.

Ils braquaient les pistolets désintégrateurs.

Trois traits de feu détruisaient instantanément la chose mystérieuse.

Immédiatement, l’ordre inconnu qui menait les icebergs cessa de se manifester. La désagrégation de cette escadre d’un nouveau genre se produisit autour d’eux. Plus de mouvements autonomes, mais la dispersion de ces bolides de glace, qui s’en allaient, à la dérive, dans des azimuts variés.

– Si nous avions pu commencer par-là, regretta alors Muscat.

Mais il conseilla, par les walkies talkies, à ses compagnons, de ne pas demeurer perdus dans le vide. Mieux valait s’accrocher à une des banquises qui leur servirait au moins de support, plutôt que de se perdre dans le grand vide. Il lui semblait à présent, et il n’avait pas tort, que les glaces formidables, après la mort de l’essaim, n’étaient plus dangereuses.

Longuement, ils errèrent ainsi dans le vide, voyant s’éloigner les autres icebergs, et ce qui restait de leur soucoupe, un pauvre fragment de métal broyé.

Puis, Muscat avait senti, en son esprit, la visite de Coqdor. À partir de ce moment, bien qu’il fût très las, il avait espéré.

Le bolide de glace avait emporté trois corps de moins en moins vitaux jusqu’à la rencontre du Fulgurant.

On savait maintenant beaucoup de choses sur le mystère du soleil de glace. Mais comment le vaincre ? Il eût fallu détruire tous les essaims et ils semblaient légion dans la galaxie.

Martinbras, lui, n’avait d’autre souci que de sortir son navire de ces contrées périlleuses, où le son et la lumière s’estompaient si désagréablement. Il donnait des ordres en conséquence lorsque, par l’interphone du bord, Taylor, qui était officier de quart, hurla :

– Commandant, Commandant ! Chevalier ! Venez vite, l’ennemi est à bord !

Y voyant mal, entendant plus mal encore ; grelottants, engourdis, mais décidés à la lutte, tous s’apprêtèrent à faire face, sans comprendre exactement ce qui se passait…

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

Celui qui avait été attaqué était un matelot du nom de T’sen, un Sino-Terrien.

Cela s’était fait brusquement, dans la cabine des astronavigateurs. L’un d’eux jetait un cri et ses deux collègues voyaient ce qu’il leur désignait, un de ces essaims blancs, animés, qu’ils n’avaient encore jamais eu l’occasion d’examiner de près mais dont toute la galaxie commençait à connaître la description.

Ce fut très rapide. L’essaim fonça sur T’sen. Le malheureux s’écroula et, devant les astronavigateurs qui n’eurent pas le temps de réagir, la chose inconnue s’élança vers la porte du poste et disparut.

Ils se précipitèrent sur T’sen.

Déjà, le malheureux avait cessé de vivre et on pouvait admettre qu’il était mort de froid. Ce n’était qu’un cadavre rigide, dénué de toute chaleur instantanément. De surcroît, son épiderme portait des traces de fortes atteintes de gel.

L’alarme donnée, deux des essaims fantastiques furent aussitôt signalés à bord. L’un dans la salle des machines, l’autre dans le couloir des cabines individuelles, celles des officiers et des principaux passagers.

Martinbras, Coqdor, Muscat, Zoa, Oxxa, Jean-Loup lui-même, qui commençait à comprendre que le courage n’était autre que la conscience dans la peur, se précipitaient, ainsi que Dorr, Taylor, les autres membres de l’état-major, les matelots et les techniciens.

Dans toute cette foule, Martinbras hurlait des ordres, qui étaient d’ailleurs, surtout, des conseils de prudence :

– Prenez garde ! Ne les approchez pas, ils sont dangereux. Faire feu sans hésitation dès qu’ils apparaissent.

Ce dernier conseil avait été suggéré par Muscat, qui commençait à posséder une certaine expérience des extraordinaires cocons neigeux.

Malheureusement, cette fois, la sagesse du policier des étoiles fut quelque peu en déroute.

Le jeune lieutenant Taylor, toujours aussi fulgurant de nature que le navire qui l’emportait, s’était élancé des tout premiers et avait fait feu, sans attendre, sur un des cocons.

Maintenant, entouré du commandant, du chevalier et du policier, il avouait sa déconvenue :

– J’ai bien tiré, mais trop tard…

– Il s’était dérobé ?

– Non, dissocié.

– Qu’est-ce que vous racontez, Taylor ? Expliquez-vous.

Le juvénile officier avait alors tenté d’expliquer ce qui s’était produit.

Voyant le monstre blanc devant lui, il avait brandi son pistolet désintégrateur.

Aussitôt, une fraction de seconde avant le jaillissement du trait de feu qui ne pardonnait pas, il avait vu la chose s’effacer, pas assez vite cependant qu’il n’ait réalisé la vérité.

Les flocons — si c’étaient bien des flocons — qui constituaient l’essaim, s’étaient dispersés à la vitesse de la foudre. Ils s’écartaient les uns des autres et Taylor s’était tout à coup trouvé au centre d’une véritable chute de neige.

Les flocons tombaient, lentement, autour de lui, lui qui avait envoyé un coup d’inframauve dans le vide et qui regardait, stupide, cette pluie blanche.

Que faire contre plusieurs centaines, plusieurs milliers de petites particules blanches, qui descendaient vers le plancher de l’astronef ?

Son arme à la main, Taylor était resté stupide, il l’avouait.

Et puis, brusquement, comme obéissant à un signal, les flocons s’étaient regroupés, avec une rapidité qui n’avait d’égale que celle utilisée pour la dissociation de l’essaim.

Le monstre blanc, ainsi reconstitué, passait en coup de vent sous le nez de Taylor, stupéfait et furieux, et disparaissait quelque part à travers le navire.

Ce récit jeta la consternation parmi les cosmonautes.

Jusqu’alors, on pouvait croire pouvoir pulvériser les abominables conglomérats neigeux, détruisant ainsi leurs redoutables effets.

Cette nouvelle tactique les rendait plus dangereux encore.

– Il faut croire, dit Coqdor, qu’ils ont compris ce qui leur est arrivé à plusieurs reprises. Muscat, par deux fois au moins, vous avez observé les destructions de cocons ?

– Oui… et c’est bien une volonté qui les guide, ou agit en eux. Ou alors ils sont intelligents, ce qui est curieux, mais on a vu tant de choses, depuis le jour où les hommes ont mis le pied sur la Lune.

– Ils ont compris, murmura Coqdor, ne se lassant pas de répéter cette idée primordiale.

– Alors, Commandant, que faire ? demanda Dorr.

– Mille comètes, est-ce que je sais ? vociféra le maître du Fulgurant. Je veux bien me battre contre des hommes, des monstres, des… mais ces machins qui ne sont pas assez bêtes pour se laisser revolvériser.

Cependant, les cosmonautes grelottaient de plus belle.

Maintenant, tout commençait à geler à bord du Fulgurant et l’officier mécanicien fit savoir à Martinbras que les moteurs à photons semblaient s’encrasser bizarrement, l’humidité de l’air ambiant gelant dans les rouages les plus subtils.

Parallèlement, les conversations, les échanges de vue devenaient difficultueux, car on ne s’entendait presque plus. Les hurlements de Martinbras n’étaient qu’un gracieux murmure.

Enfin, le Fulgurant, menacé dans ses forces motrices, emmenait un équipage de myopes. Les uns et les autres avançaient maintenant à tâtons, tant la visibilité était devenue mauvaise.

Ils ne voyaient leurs camarades que sous forme de silhouettes très vagues. Non plus des hommes, semblait-il, mais des larves, des spectres horribles, avançant dans un monde ouaté, où on mourait de froid, dans un astronef qui commençait à ressembler à un grand cercueil perdu dans le ciel.

Muscat, au milieu de tout cela, pensait à son malheureux poulain et bien qu’il fût myope, presque sourd, et glacé, il cherchait Jean-Loup, ne perdant pas de vue qu’il en avait pris la responsabilité en l’emmenant loin de la planète-patrie et de la malheureuse Catherine.

Il le trouva, avec de grandes difficultés et tenta de le réconforter.

Coqdor, qui les avait rejoints, était flanqué de Râx. Le pstôr n’y comprenait évidemment rien. Enveloppé dans ses ailes que le froid givrait, il se blottissait contre son maître. Il le distinguait à peine des autres cosmonautes, mais il était bien évident que son instinct infaillible le lui eût fait retrouver entre mille hommes.

Comme ils le pouvaient, ils parlaient encore. Tous gardaient en main un pistolet à désintégration.

Mais si un cocon apparaissait, pourrait-on le pulvériser ? N’utiliserait-il pas de nouveau le système de dissociation, quitte à se reconstituer ensuite si rapidement qu’on ne pourrait l’abattre ?

Pourtant, le fait se produisit.

Coqdor, Muscat et Jean-Loup, de leurs yeux perdus dans l’ambiance grise, crurent tous trois à la fois découvrir une forme vaguement cylindrique, blafarde, et qui n’était pas un homme.

Râx siffla furieusement, ce qui se traduisit par un sifflement très mince, mais Coqdor, plus par ses forces secrètes que par ses regards, discernait l’ennemi.

Trois armes se braquaient mais déjà il n’y avait plus d’essaim blanc. Autour d’eux, à bord de l’astronef, il neigeait.

– Dieu du cosmos, gronda Muscat, je donnerais cher pour pouvoir prendre en main quelques parcelles de cette damnée neige.

C’était plus aisé à dire qu’à faire. Mais Coqdor criait et, ne se faisant que difficilement entendre, lança sa pensée pénétrante dans l’esprit de ses deux compagnons :

– L’essaim va se reconstituer. Adossons-nous tous trois, pistolets à la main. Dès qu’il se reformera devant l’un de nous, il faudra tirer avant qu’il ait eu le temps de s’échapper.

Muscat et Jean-Loup se prêtèrent immédiatement à la manoeuvre, aussi vite que le leur permettait le froid qui engourdissait leurs membres.

Ils attendirent, haletants, écarquillant les yeux dans cette lumière de grisaille, frigorifiés jusqu’à la moelle des os, d’autant plus mal à leur aise que les sons leur parvenaient bien faiblement.

Tout l’astronef, maintenant, semblait terriblement insonore et ceux qui allaient et venaient n’étaient, les uns pour des autres, que de mornes fantômes.

Mais l’attitude dictée par le chevalier avait du bon.

Ainsi que prévu, l’essaim blanc reparut subitement. Jean-Loup étouffa un gloussement mais, bravement, plus fort que ses craintes permanentes, suprêmement énervé, il pressait sur la détente.

– Bravo ! Jean-Loup, firent les petites voix faibles de Coqdor et de Muscat, tandis que Râx battait des ailes dans l’air glacé.

Un des cocons au moins était pulvérisé, par le coup de feu de l’étudiant.

La nouvelle ne se répandit pas à bord de l’astronef car les trois hommes n’avaient pas eu le temps de savourer leur victoire.

À peine s’éloignaient-ils les uns des autres, abandonnant la formation de combat qui venait de donner un si fameux résultat qu’un second cocon mouvant faisait son apparition.

Cette fois, surpris, ils ne réagirent pas.

Et d’ailleurs l’ennemi ne recommencera pas ce qu’avait fait son comparse.

Il ne se dissocia pas de lui-même pour échapper au feu thermique, il ne s’enfuit pas à toute allure, il ne tua pas celui qu’il avait pris pour cible.

Il se rua, droit sur Jean-Loup, Jean-Loup qui venait de détruire le premier essaim, avec une telle force que ni Coqdor ni Muscat ne purent rien faire pour le malheureux garçon.

Et, devant eux, ils le virent disparaître au sein même de la chose blafarde, tandis que le pstôr émettait des pleurs sifflés, très ténus, mais lugubres à entendre.

Horrifiés, les deux cosmonautes regardaient le nouveau phénomène.

Devant eux, il y avait une masse qui se débattait faiblement. Une masse blanche mais qui n’avait plus la forme vaguement géométrique de ce cylindre évoquant un essaim, ou un cocon, selon les instants.

Ils voyaient une silhouette approximativement humaine, blanche, luisante, et qui se débattait.

C’était Jean-Loup. Jean-Loup sur lequel les flocons constituant l’essaim s’étaient tous fixés, constituant une silhouette énorme et grotesque.

À ce moment, l’ingénieur des machines avouait à Martinbras que poursuivre la route par leurs moyens propres était devenu impossible. Tous les moteurs étaient gelés.

C’était catastrophique. Le Fulgurant ne gouvernait plus. Les communications étaient réduites à zéro.

Et Martinbras, à demi sourd, à demi aveugle, tremblant de froid autant que de colère, avançait, gourd, gelant sur place, et ne commandant plus qu’à un équipage qui ne valait guère mieux que lui, à bord d’un navire qui était, ou presque, une épave.

Alors le maître du bord prit une décision, faisant effort sur lui-même, sentant bien que ses forces l’abandonnaient, que tous ses hommes étaient dans son cas et, qu’avant peu, personne sur le Fulgurant ne serait à même de faire un dernier geste de salut.

Dans la salle des machines, titubant, s’accrochant au mécanicien, il réussit à lui souffler à l’oreille :

– Chute libre…

C’était la manoeuvre suprême, le désespoir des cosmonautes.

Mais peut-être le seul moyen de sauver le Fulgurant.

En effet, Martinbras savait que son navire était perdu tant qu’il se trouverait dans cette zone maudite qui, sans doute par le truchement des mystérieux essaims, était placé sous la détestable influence du soleil de glace.

Toute manoeuvre utile était impossible. Restait une solution.

Un astronef encore techniquement en état de marche, dès qu’il cesse sa progression spatiale, n’est plus qu’une épave.

Du moins, à son bord, trouve-t-on encore des conditions de vie à peu près normales, grâce, à la gravitation artificielle qui engendre un semblant de pesanteur jusqu’aux derniers moments.

Si on coupe le circuit gravitationnel, la pesanteur ne joue plus. À bord, c’est désastreux. Les hommes, les objets, perdent toute stabilité et vont et viennent, flottant au hasard, capricieusement, au risque des chocs, des heurts les plus redoutables.

Seulement, dans ce cas, l’astronef, assimilé à n’importe quel corps céleste errant, en subit les lois et, changé immédiatement en bolide, garde la chance suprême d’être entraîné à travers l’espace, involontairement, mais exactement comme n’importe quel météore.

Martinbras, dans l’interphone, s’égosilla. L’appareil augmentait bien un peu le volume de sa pauvre voix, mais les cosmonautes eurent quelque peine à savoir ce qui se tramait.

Enfin, chacun s’amarra comme il le put, se cramponna, ferma les yeux, attendit ce qui allait se passer, la fin, ou le salut.

Coqdor avait saisi Râx à bras-le-corps. Le petit monstre, à demi mort de froid, demeurait près de son maître, confiant, résigné.

Muscat, cramponné à une barre de sustentation prévue pour de tels cas, regardait, avec pitié, la forme blanche qui était Jean-Loup, Jean-Loup monstrueusement uni à l’essaim maudit, cette chose émanant du soleil de glace et qui engendrait le froid à bord, si l’ambiance semblait plutôt relever de la contrée diabolique où évoluait l’astronef.

Martinbras soupira, ce qui créa autour de lui un nuage, et son haleine devint un peu de neige.

Il s’était amarré à la machine, lui aussi. D’un effort, il abaissa un levier.

Ce fut, à bord, une secousse formidable.

Chute libre…

Le Fulgurant tombait…

Dans le grand vide, il n’était plus qu’un fragment de minerai, qui s’élançait selon la grande loi des bolides, mais qui emmenait des hommes ivres de douleur, tordus de nausées, agités de haut-le-coeur, vomissant et râlant sous les effets de l’atroce vertige.

Cela dura, dura…

Et puis on sut que le commandant Martinbras avait réussi.

L’astronef, changé en bolide, s’éloigna de la zone dangereuse. Le gel disparut, la lumière redevint normale. On recommença à entendre.

Mais ce n’étaient que hoquets, éructations, soupirs et gémissements.

Coqdor, au prix d’un immense effort, concentra son esprit sur celui de Martinbras, bien incapable, de lui-même, de sauver maintenant la situation.

Dynamisé cérébralement, sans trop savoir ce qu’il faisait, Martinbras releva la manette, rétablissant ainsi la gravitation.

On se releva, tant bien que mal, tous encore peu à l’aise, mais du moins hors de l’affreux mal de l’espace, et retrouvant une température à peu près normale.

Avec quel soulagement, ces pauvres êtres torturés constatèrent qu’ils avaient échappé au soleil de glace, qui n’était plus qu’un souvenir. Le Fulgurant se redressa, on se soigna, on se réconforta.

Mais un problème, des plus graves, se posait.

Un essaim blanc avait été détruit. Aucun effet du froid mortel ne se faisait plus sentir.

Seulement un monstre demeurait à bord. Un monstre que tous considéraient avec effarement.

Était-ce Jean-Loup ? Ou un des démons qui menaçait le monde ?

Ou quelque créature fantastique née de ce mariage abominable ?

L’être, masse informe et lourde, s’agitait. Autour de lui, une zone de froid, limitée, mais très vive continuait à se créer.

Comment allait-il réagir ? Est-ce que, de nouveau, sous l’impulsion de ce phénomène inédit, qui continuait la lignée de l’incroyable attaque, le Fulgurant ne courrait pas de nouveaux périls ?

Muscat, la mort dans l’âme, admettait qu’on devrait le supprimer. C’était tuer un homme, délibérément. Mais Martinbras et ses officiers demandaient cette mort, pour le salut de tous.

Le policier, soupirant, baissa la tête :

– Pauvre Jean-Loup.

– Une victime, dit doucement Oxxa.

L’albinos, toujours calme, avait peut-être de la peine mais cela ne se voyait guère. Du moins cette parole montrait-elle son humanité.

– Et nous ne saurons jamais, jamais la vérité, râla encore Muscat.

Le chevalier, qui semblait réfléchir, fit un signe, alors que, sur l’ordre de Martinbras, le lieutenant Dorr, avec Taylor et un troisième officier, apprêtaient trois armes thermiques pour en finir.

– Et si nous le conservions ? dit-il. En laboratoire, on pourrait savoir, peut-être…

– Comment le garder captif, Chevalier ? Il peut, d’un instant à l’autre, créer une nouvelle vague de froid mortel à notre bord. Je n’ai pas le droit de risquer cela.

– Laissez-moi le sonder…

Coqdor, bras croisés, se concentra, ferma les yeux.

Les trois officiers, armes braquées, étaient prêts à tirer, à la moindre réaction du monstre, qui s’agitait lourdement, mais sans velléité particulière.

Enfin, le voyant ouvrit ses yeux verts :

– Jean-Loup est neutralisé, dit-il. Si je comprends bien, la chose, la volonté — car volonté il y a — s’est emparée de lui pour approcher de la nature humaine. Il y a une période adaptative, une interpénétration des atomes si différents qui les constituent respectivement. Qu’est-ce que cela donnera ? Je ne sais. Mais nous pouvons profiter de ce répit.

C’est Zoa, l’Eridanais, qui trouva une solution, en proposant d’enfermer le démon blanc, l’hybride d’homme et d’essaim de neige, dans une de ces cuves de dépolex, étanches et stérilisées, qui servaient souvent sur les astronefs pour ramener des êtres, animaux ou végétaux d’une constellation en l’autre.

Coqdor sonda encore l’énigme. Il lui sembla qu’on pouvait impunément la manipuler.

Muscat, Taylor et Oxxa emportèrent la chose fantastique avec prudence, ayant enfilé des combinaisons protectrices. Mais il semblait bien que leurs doigts ne faisaient que marquer une masse neigeuse.

– Comme un bonhomme de neige, souffla Muscat à Coqdor.

Le container transparent reçut l’hybride. On l’y enferma et on l’examina à loisir. En permanence, et jusqu’à l’arrivée, deux hommes seraient de garde. Un système d’alarme les toucherait en cas de défaillance et, si le monstre attaquait, il serait désintégré sans pitié.

Et quand tout fut en ordre, alors qu’on recommençait à entretenir des duplex avec les planètes, le Fulgurant reçut ordre de rejoindre sa base.

Martinbras mit le cap sur la Terre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

LE MONDE GÉOMÉTRIQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Et pourtant, il n’y a pas d’erreur, c’est bien de la neige.

Le docteur Stewe releva la tête. Il venait, pendant plusieurs minutes encore, de s’absorber dans la contemplation des cristaux, au microscope.

On lui avait confié l’étrange hybride, dès le retour sur Terre du Fulgurant et, dans son laboratoire parisien, l’éminent physicien, ami et collaborateur de longue date de Robin Muscat et des représentants de l’Interplan, s’était passionné pour l’énigme.

Pendant le retour, on avait pu constater que, prisonnier dans sa cage de verre, le monstre vivait toujours.

Impossible de communiquer avec Jean-Loup. Ce n’était plus Jean-Loup Verlin, l’étudiant jovinien, mais une espèce de gros personnage qui paraissait sculpté dans la neige par des enfants.

Pourtant, l’être vivait. Une vie stagnante, presque végétale. Les mouvements étaient devenus de plus en plus vagues, après la capture. Bloqué dans son cercueil transparent, on le voyait respirer de façon ténue. Mais là paraissaient se borner ses fonctions humaines.

L’alimenter ? Cela eût semblé burlesque. Aussi les passagers du commandant Martinbras s’étaient-ils contentés de le surveiller étroitement.

Mais les gardes n’avaient pas eu à intervenir. Aucune velléité de révolte. On constatait simplement qu’il engendrait le froid car, dans l’intérieur de la cuve, le thermomètre descendait en moyenne à moins quarante degrés.

Les parois de la cuve se givraient intérieurement et il y avait toujours un peu de neige, ce qui était consécutif sans doute à la respiration du phénomène.

On retrouvait les mêmes symptômes dans le laboratoire de Stewe où l’hybride demeurait depuis une dizaine de jours.

Le physicien et ses aides, dûment chapitrés par Muscat et Coqdor, auxquels les autorités du Martervénux faisaient pleine confiance pour poursuivre la lutte, avaient palpé, retourné, radiographié l’homme-neige. Il s’était laissé faire avec une passivité totale.

Les contrôles attestaient qu’on n’avait plus tout à fait devant soi un humain. La carapace neigeuse, de contexture normale, en cristaux parfaitement orthodoxes, mais très faiblement mobiles, comme parcourus de courants d’un fluide inconnu, avait lentement pénétré l’épiderme et, à hauteur du derme, sur tout le corps, se produisait une curieuse mutation.

Pour en savoir plus, une dissection eût été nécessaire. On avait encore reculé devant un tel procédé qui risquait d’attaquer la personnalité du malheureux Jean-Loup.

Stewe, cependant, avait pratiqué une biopsie. Et, analysant le résultat, il pouvait conclure qu’il avait devant lui un être intérieurement humain, mais dont toute la partie épidermique avait été transformée en une matière mystérieuse où les cellules arrivaient, par interpénétration moléculaire, à un poids atomique équivalant à celui des cristaux de neige.

Si bien que, sur une épaisseur de quelques millimètres seulement, il y avait, en Jean-Loup, une nature intermédiaire entre la chair et la neige.

Constatation qui avait paru ahurissante.

Mais le physicien avait déclaré, de sa voix sèche :

– Messieurs, n’oublions pas que l’homme est en majeure partie constitué de façon aqueuse. Or la neige, c’est aussi de l’eau, si bien que l’hybridation s’accomplit de façon plus aisée que, au premier abord, nous ne serions disposés à l’admettre.

Stewe estimait maintenant qu’un examen plus complet eût été inutile, sinon pour comprendre comment — physiologiquement — Jean-Loup vivait encore.

Car il vivait. Il vivait de façon ultra-stagnante, mais il vivait, c’était certain.

Il y avait dix jours qu’il était là. Stewe, recevant la visite de l’inspecteur et du chevalier (et naturellement de l’inévitable Râx) était en train d’étudier un autre aspect du phénomène :

– Ce qu’il y a de curieux, c’est que cette neige, qui analytiquement n’est qu’une cristallisation aqueuse, conserve son état en permanence. Elle ne fond nullement. Il faut croire que l’être ainsi créé entretient la température convenable à lui garder cet aspect…

Muscat, curieux comme tous les policiers, mettait son nez du côté du microscope :

– Mais elle fond, votre neige, mon vieux Stewe, qu’est-ce que vous racontez ?

– Éloignez-vous de là, ignorant, hérétique ! Et essayez, une fois dans votre vie, d’être un peu logique. Je prélève un peu de cette neige, je la place sous mon microscope. Ne subit-elle pas l’ambiance du laboratoire ? Tout naturellement, au bout de quelques instants, ce n’est plus que de l’eau. Mais la masse qui enveloppe — de façon intime — ce malheureux garçon ou ce qu’il en reste, conserve son état cristallin.

Coqdor n’avait encore rien dit.

Il tournait autour de la cuve de cristal, contemplant le monstre, affalé dans un coin, comme un obèse écrasé par son propre poids.

Muscat, qui l’observait, fit un clignement d’oeil vers Stewe.

Le chevalier, accoté à la cuve, une main sur la tête de Râx sagement assis aux pieds de son maître, ses ailes repliées, avait fermé les yeux. Visiblement, il tentait encore d’entrer en contact avec le cerveau de ce qui avait été Jean-Loup.

– Eh bien, dit Muscat au bout d’un instant, cette introspection psychique ? Qu’avez-vous découvert ?

– Un homme, un homme endormi mais un homme… comme Stewe a trouvé de la neige.

Muscat eut un geste rageur :

– Et on signale un assaut d’icebergs contre une cité d’Antarès. Des banquises incontestablement projetées par une force lucide. Sans compter que par trois fois, depuis notre arrivée ici, la glaciation subite a fait des ravages sur des planètes situées à des milliers d’années de lumière les unes des autres, sur Bételgeuse III, Rigel A-15 et une dernière, non encore numérotée, des parages de Fomalhaut.

– Et tout cela vient du soleil de glace. Muscat haussa les épaules :

– Y retourner, maintenant que nous l’avons situé ? Pour que nos escadres se perdent dans cette zone où la lumière est froide, où ce qui devrait chauffer congèle ? Sans compter les troubles de la vue et de l’ouïe. Nous avons pu nous en sortir par le coup de force de Martinbras, mais on ne saurait mettre une escadre en chute libre sans risquer le pire. Et puis, à quoi cela servirait-il ?

– Pourtant, dit doucement Coqdor, on ne peut laisser le monde à la merci de ce ou de ces vampires qui utilisent le froid, ou sans doute plus exactement la puissance inversée du soleil de glace pour s’en prendre au cosmos. Dans quel but ? Terreur, folie, essai d’intimidation ? Ou simplement force destructrice aveugle et stupide ?

Il fit un temps et, frappé de ses propres paroles :

– Toutes les forces destructrices sont d’ailleurs aveugles et stupides.

– Au lieu de philosopher, monstre aux yeux verts, vous feriez mieux, avec votre pouvoir de magicien d’opérette, de trouver un moyen de nous mener jusqu’au bout, de voir ce qui se passe, et de sauver, si possible, ce pauvre garçon.

Il avait un frisson en désignant l’hybride.

Coqdor lui planta, bien en face, son regard vert :

– Pas de sottises, Muscat. Vous avez démontré vous-même qu’une incursion vers le soleil de glace se solderait par un échec, voire une catastrophe, et cela inutilement.

– Alors, trouvons la solution ici. Avec notre prisonnier.

– J’allais vous le proposer, dit la voix blanche, mal timbrée, du docteur Stewe.

Le chevalier et l’homme de l’Interplan bondirent :

– Vous avez un système, Stewe ?

– Moi ? Non. Seulement une idée. Celle de faire appel à un de mes plus éminents collègues, le professeur Walkinson, de l’université de Syrtis Major, sur Mars. Il est martien, mais ses parents étaient des Américano-Terriens, je crois. Walkinson poursuit une étude curieuse, en ce moment, et sans doute ne prévoit-il nullement les applications auxquelles je songe…

Coqdor et Muscat étaient tout ouïe. Stewe s’expliqua.

Le savant martien, poursuivant ses études sur l’origine de la vie, laquelle continuait allègrement à échapper aux hommes en dépit de la conquête de la galaxie dans sa quasi-totalité, avait imaginé de sonder les protozoaires, amibes, infusoires et autres unicellulaires, qui abondaient dans tous les mondes.

Il avait isolé un élément microbien particulièrement sensible en dépit de sa nature ultra-réduite. Et il venait de déclarer qu’il tenterait sous peu une expérience qui stupéfierait ses collègues de l’univers entier : mettre un cerveau humain en communication avec le monocellulaire, de l’ordre du virus filtrant. Selon Walkinson, le microbe, influencé par la pensée, deviendrait quelque chose comme un neurone détaché du cerveau-mère et, parmi l’univers micronique, glanerait des renseignements qui avaient, depuis la création, échappé à l’homme.

On ne savait où en étaient les essais au laboratoire martien.

Mais la suggestion de Stewe laissa rêveurs l’inspecteur et le chevalier.

Ils ne perdirent pas de temps, selon leur habitude. Ils firent demander une entrevue au professeur Walkinson et Stewe les accompagna.

Le physicien laissa l’hybride à la garde de ses collaborateurs et rendit visite, après une courte randonnée à bord d’un astrojet de la milice du Martervénux mis à la disposition des enquêteurs, qui venaient d’apprendre que, sur Terre, Shanghai, la cité chinoise, venait d’être en partie ensevelie sous une pluie de formidables glaçons. Walkinson ressemblait à ses ancêtres américains, mais il avait pris, tout en gardant sa haute stature et ses cheveux blonds, le teint brique et le regard glauque des autochtones de Mars, établis là depuis trois générations, dès la conquête de la planète qui avait provoqué de rapides mutations chez les pionniers.

Il écouta avec une satisfaction évidente ce que les trois hommes étaient venus lui demander.

La suggestion parut même l’enthousiasmer :

– Vous voudriez, Messieurs, que je mette mon expérience à votre disposition. Envoyer, dans le monde de ces mystérieux cristaux de neige, des unicellulaires synchronisés avec l’esprit humain, c’est bien cela ?

– Vous nous avez parfaitement compris, professeur.

– Oui, mais est-ce possible ?

Walkinson sourit :

– En fait, je suis plus avancé qu’on ne le croit. Mais je me méfie des journalistes. Comment dit-on, sur Terre, de drôles de moineaux, c’est cela ? Aussi, je n’en dis jamais trop, ils arrangent tellement les choses.

Walkinson, par interphone, donnait des ordres à travers les locaux de l’université où il régnait :

– Expérience démonstrative 3. Dans cinq minutes.

Puis, avec un gracieux sourire :

– Si vous voulez me suivre, Messieurs…

Un instant après, Coqdor, Stewe et Muscat étaient installés dans des fauteuils relax, dans une vaste salle au fond de laquelle, auprès d’appareils compliqués et que Stewe lui-même ne connaissait pas, on avait aménagé un petit écran.

Des hommes et des jeunes femmes en combinaison d’un blanc laiteux, prenant jusqu’aux visages, allaient et venaient, souples et silencieux comme des ombres liliales. On sentait que Walkinson avait parfaitement discipliné son personnel pour un seul but : l’intérêt de la science.

Il commença à donner des ordres :

– Prêt, Libella ?

– Prêt, professeur, dit la voix musicale d’une laborantine martienne.

On fit le noir. Sur l’écran, les trois Terriens virent la projection incontestable d’une goutte de plasma.

Un système de grossissement incroyable fit chavirer les éléments photoniques et, petit à petit, apparut une sorte de point, qui devint une tache plus claire, faiblement agitée :

– Voilà notre vecteur, Messieurs, pour l’étude de l’infiniment petit.

L’image changea et on vit une partie du labo. Un des aides était étendu sur une table évoquant celles des salles de chirurgie. Il portait la combinaison blanche, mais jusqu’au cou seulement.

Deux aides — des femmes — en combinaison totale, ajustaient sur son crâne une sorte de casque à électrodes muni d’antennes bizarrement hérissées.

–Voici celui que j’ai choisi pour ses qualités psychiques, le jeune Vénusien Azzovk. Sa cérébralité seule subsiste, son corps étant totalement anesthésié sauf le larynx pour qu’il puisse parler. Mais le microbe-vecteur va subir l’influence de sa volonté et il le guidera à travers une goutte d’eau, dans un instant.

Changement de séquence. On revit le monde de plasma et le monocellulaire, que rien, jusqu’alors, ne semblait différencier de ses congénères.

Une voix sonna dans les micros :

– Professeur, je branche Azzovk ?

– Faites.

Aussitôt, la voix du Vénusien s’éleva :

– À vos ordres, maître.

– Contactez le vecteur.

Sur l’écran, on vit frémir le microbe.

– Par tous les bolides de la galaxie, comment faites-vous ? demanda Muscat, qui bouillait.

Stewe, sèchement, le pria de se taire. Coqdor souriait dans l’ombre, caressant les oreilles de Râx qui ne comprenait rien aux projections mais semblait prendre un plaisir évident au manège de son maître.

Devant eux, le microbe littéralement soumis à la volonté d’Azzovk, allait et venait, parmi une véritable colonie microbienne. La force humaine qui l’animait, le guidait, lui permettait d’échapper aux périls sans nombre qui l’entouraient et il se dérobait aux amibes qui cherchaient à le dévorer.

Et la voix du Vénusien, de l’homme annihilé, mais au cerveau lucide, décrivait, pour le professeur et ses hôtes, les découvertes stupéfiantes qu’à chaque seconde, lui apportait ce voyage dans l’infiniment petit…

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Trois jeunes femmes moulées dans des combinaisons immaculées, à tel point qu’elles semblaient trois belles statues animées, ajustèrent trois casques à électrodes sur les crânes de trois hommes étendus.

Ces trois hommes portaient eux aussi des combinaisons blanches, jusqu’au cou seulement et ils étaient couchés sur des lits métalliques, tubulaires, soigneusement conditionnés pour les recevoir dans les meilleures conditions possibles de confort.

Ils ne devaient pas bouger, et cependant ils allaient plonger dans le micromonde, où les expédiait la science du professeur Walkinson, par personne interposée d’ailleurs, si l’on peut dire.

Cela se passait dans le grand labo de la faculté de Syrtis Major.

Dans la vaste salle, on avait installé une sorte de cage cristalline, amenée depuis Paris-sur-Terre avec de grandes précautions et spécialement convoyée par deux des aides du docteur Stewe.

L’hybride de Jean-Loup Varlin et de neige vivante stagnait toujours.

Ses réactions demeuraient à peu près nulles. On savait qu’il vivait, c’était tout.

Muscat, Coqdor, Stewe, très à l’aise, non encore branchés sur leurs truchements respectifs, devisaient entre eux, ou avec les laborantines, et le professeur.

Ils n’avaient trouvé d’autre solution qu’une incursion au sein même du mystère et c’est pour cela qu’ils avaient fait venir de la Terre leur prisonnier dont le derme avait été muté en cette étrange cristallisation blanche qui, bien qu’étant de la neige naturelle, semblait relever, de près ou de loin, du soleil de glace et de ses fantastiques et redoutables effets.

On fit le noir dans le labo.

Il y eut un sifflement douloureux. C’était Râx, provisoirement confié à une des jeunes filles, et qui se plaignait de ne plus apercevoir le chevalier Coqdor, pressentant instinctivement qu’il allait s’éloigner de lui pour un temps.

La jeune fille le flatta, mais il se plaignit encore.

– Un instant, Mademoiselle, vous permettez, dit la voix virile et douce à la fois de Bruno Coqdor.

Elle ne pouvait arriver à retenir le monstre ailé, qui prétendait se diriger vers son maître, ce qui eût gêné l’expérience.

Mais elle sentit soudain, entre ses doigts, le mufle puissant, les ailes étranges, qui se détendaient. L’animal se coucha, tout près d’elle, après avoir frotté son museau contre sa main avec un petit sifflement très tendre. Puis il se coucha en rond et ne bougea plus.

Coqdor venait de le mater, de le calmer psychiquement.

La laborantine expliqua ce qui venait de se passer, émerveillée du pouvoir psychique du chevalier.

Walkinson prononça, de cette voix neutre des savants qui ne distribuent ni compliments ni blâmes, mais se contentent de constater, du haut de leur sapience :

– Vous êtes l’idéal pour notre tentative, Chevalier. J’imagine que le vecteur, influencé par vous, fera du bon travail.

– Je l’espère, professeur. Mais mes amis ici présents sont également des hommes au cerveau très subtil et…

– Taisez-vous donc, démon fascinateur, coupa Muscat. Vous l’avez flatté, professeur, et son insupportable vanité reprend le dessus. Parce qu’il a quelques petits dons de tireur de cartes ou quelque chose d’approchant.

– Silence, policier à la manque, cria Coqdor en riant, sinon je vous hypnotise de telle façon que vous passez, non en pensée, mais tout entier, dans le corps du microbe, et que vous serez condamné à y finir vos jours.

Walkinson et ses laborantines admiraient la bonne humeur des deux aventuriers des étoiles, auxquels la fréquentation de mille périls divers d’un monde à l’autre n’avait jamais enlevé un esprit qui était bien de la Terre.

Cependant, sur l’écran, trois curieux bâtonnets munis de cils vibratiles apparaissaient, par le réglage du grossissement des images.

Pour l’incursion dans l’infiniment petit, Walkinson avait choisi ces créatures à la biologie primaire, parmi les flagellés, aptes à se déplacer rapidement, à se faufiler, voire à se défendre, le voyage n’étant sans doute pas exempt de périls.

Stewe, Muscat, Coqdor, firent donc ce qu’ils avaient vu effectuer sous leurs yeux par l’assistant de Walkinson. Neutralisés dans leur corps, par la transposition cérébrale en un neurone fictif, mais bel et bien vivant représenté par le flagellé, ils se retrouvèrent, tous trois, dans des corps auxquels ils étaient assez peu habitués.

Pourtant, il leur était loisible de communiquer entre eux.

Ils pouvaient parler et s’entendre, et s’adresser également à Walkinson et aux siens. Mais, provisoirement, leur véritable organisme agissant, c’était l’organisme ultra-réduit du microbe en lequel ils s’installaient psychiquement.

Entre-temps, sans perdre une seconde, deux des laborantines (Walkinson ayant un faible pour les jeunes femmes à formation scientifique, qu’il estimait fort douées pour le suivre) se penchaient, dans la cuve de verre, sur le monstre de neige et, avec des palettes d’un plastique extrêmement délicat, grattaient sur lui un peu de l’élément blanc et froid.

L’hybride se rendit-il compte de ce qu’on voulait tenter ? Pour la première fois depuis longtemps, il tenta de réagir. Ce qui correspondait à sa bouche émit un son bizarre, qui fit frissonner tous les présents dans le labo et les deux jeunes filles, tremblant un peu, mais résolues tout de même, se hâtèrent d’opérer le prélèvement.

Les aides de Stewe, eux, étaient prêts à toute éventualité, même, si besoin s’en faisait sentir, à ligoter le monstre dans un réseau de ces ondes dites bleues, à l’action si puissante qu’elles permettaient même d’immobiliser un char de combat, un train-mono-rail, un paquebot ou un astronef en plein espace.

Mais, comme il avait fallu tout prévoir, et que l’hybride était peut-être susceptible, à l’instar des essaims neigeux, de geler toute une planète, on pouvait aussi, en pressant un simple bouton, l’anéantir par désintégration pure et simple.

Pourtant on n’en vint pas à de telles extrémités. Les laborantines apportèrent promptement un peu de neige au professeur. Walkinson déposa le petit conglomérat neigeux dans un bac climatisé, où elle ne risquait pas de fondre.

Puis, il fit un signe. Une laborantine apporta un autre bac contenant plusieurs flacons minuscules. Le savant y préleva quelques gouttes avec une pipette spéciale, fonctionnant au laser ce qui permettait de capter l’élément liquide uniquement par la puissance atomique du rayon, sans contact offensant avec un minéral quelconque.

Le bac où les gouttes tombaient sur la neige qui conservait sa nature fut alors apporté devant le système de projection.

Et une fois encore, avec la pipette-laser, Walkinson fit un geste.

Il laissa tomber la goutte de plasma contenant les trois flagellés-vecteurs, animés respectivement des esprits de Coqdor, de Muscat et de Stewe, cette fois presque au hasard, dans la petite masse de neige déjà mélangée à un peu de plasma permettant l’évolution des éléments microbiens.

Un instant, les trois hommes, toujours inertes sur leur couchette, mais dont le cerveau était provisoirement transplanté en un point unique — le phénomène-pensée devenant absolu une fraction de seconde, c’est-à-dire sans aucune idée parasite et hors du potentiel-mémoire — se sentirent emportés dans un vertige sans nom.

Puis ils ne virent ni n’entendirent, mais ils eurent conscience du milieu nouveau où ils se trouvaient.

À l’intérieur d’une masse de neige, qui était provisoirement leur univers, se véhiculant dans le plasma y incorporé qui leur permettait de subsister en tant que corps bactériologiques.

Dans le labo, cependant, leur conversation continuait.

– Comment est-ce ? demanda une des assistantes, curieuse comme toutes ses soeurs galactiques.

– Admirable, dit Coqdor, sincèrement, car il avait l’âme artiste.

– Très intéressant, fit la voix sèche de Stewe.

Quant à Muscat, il grogna qu’il en avait vu bien d’autres, certes, à travers le cosmos où l’avaient conduit ses enquêtes, mais que jamais il ne lui avait été donné de se trouver projeté dans un pareil dédale.

– Silence, homme vulgaire, dit Coqdor. Que ne vous émerveillez-vous devant pareil univers.

– Oh ! dites, fit encore la jeune fille, qui brûlait de savoir, comme toutes ses compagnes, d’ailleurs.

Coqdor commença à décrire l’univers des cristaux de neige puisque, au surplus, c’était bien là que, sous la forme des flagellés, ils se trouvaient engagés tous les trois.

Mlle Libella et ses compagnons en arrivaient à oublier qu’elles étaient des scientifiques pour retrouver l’éblouissement naïf des femmes jeunes qu’elles demeuraient malgré tout, tant Coqdor savait décrire poétiquement ce qu’il découvrait, plus instinctivement qu’autrement d’ailleurs, puisque privé des organes ordinaires des sens, il comprenait par contact du milieu ambiant, avant de transmettre aux neurones convenables de son cerveau d’homme.

Les trois flagellés progressaient ensemble.

Autour d’eux, tout était rigoureusement géométrique. Non plus le monde aux formes capricieuses, toujours en harmonie, mais variant à l’infini qu’offrent, non seulement l’univers minéral, végétal et animal, mais encore le micromonde des protozoaires, où les apparences sont incroyablement variables.

Rien que la rigueur d’un créateur qui s’est complu là à jouer au géomètre en demeurant le poète par excellence.

Les aiguilles miniatures d’eau mutées par le froid devenaient, devant les explorateurs du micromonde, des palais formidables, des galeries incroyables, des temples surprenants aux voûtes majestueuses, aux hypogées de rêve.

Mais l’architecte idéal qui avait construit cela l’avait fait selon un plan inouï qui excluait toute asymétrie. C’était la perfection des formes, l’équilibre total des éléments, l’ordre complet par la juxtaposition en nombres pairs des croix, des x, des étoiles, des festons, de toutes les combinaisons possibles des possibilités constellaires.

Ce qui était surtout impressionnant, c’est que l’impair était exclu.

Cela donnait une impression de sérénité, de calme de l’âme, car nulle part sans doute, dans toute la création, l’homme ne peut trouver pareille volonté d’organisation.

Le cosmos double rêvé par Pascal offre partout, bien que dans une harmonie idéale, le grain merveilleux de la fantaisie dont on a pu dire qu’elle était divine, et permettait à l’homme d’être autre chose qu’un robot bien réglé et sujet seulement à des ruptures de fréquence.

La neige, dans sa contexture intime, est sans doute le seul domaine où plus encore que dans la composition interne de la fleur ou de certains éléments minéraux, l’absolu a été visuellement réalisé, démontrant le non-hasard qui a présidé à la naissance de la matière.

Trois petits êtres invisibles à l’oeil humain, transportant dans leur cellule rudimentaire la pensée de trois créatures supérieures, évoluaient entre ces piliers idéaux, traversaient ces perspectives rigoristes, passaient sous ces constellations de sereine équité.

Coqdor parlait quelquefois, pour Walkinson et les savants, mais aussi pour Libella et les autres jeunes femmes.

Il leur faisait part de ses réflexions et assurait que, sans doute, on touchait là à un point particulier où s’est exprimée la volonté de communication à la raison humaine du maître du cosmos.

Alors que, partout ailleurs, l’athée peut ergoter et arguer de l’évolution considérée comme un élément moteur aveugle pour parvenir à l’univers galactique et extragalactique, dans la neige, la pensée humaine découvre soudain un domaine si parfait, si bien organisé qu’il ne saurait se modifier que par la destruction pure et simple, par le phénomène vulgaire de la fonte, c’est-à-dire de la transformation de l’élément aqueux.

Mais, et cela Coqdor le précisait, que la température redevienne plus basse, que la cristallisation se reproduise et, immédiatement, par le processus gaz-liquide-solide, on remonte vers l’univers géométrique, toujours égal à lui-même, constant, bien que parfois non existant dans le fluide trop surchauffé. Ses féeries rigoristes renaissent dans l’enchantement neigeux, en un monde spontané où toutes les données d’un problème divin semblent réunies de telle façon qu’elles ne posent plus d’autre énigme que le nom du merveilleux artisan.

La voix de Stewe s’éleva dans le labo :

– Je sais bien que vous êtes poète et philosophe, Chevalier, et que vous voulez faire plaisir à ces demoiselles. Dois-je vous rappeler que nous sommes ici pour chercher le secret de la neige vivante, et hostile à notre univers ?

Muscat ricana :

– Même sans ses yeux verts, Bruno voit de ces choses. Il ferait mieux de nous dire en effet où nous allons. Après tout, cette description enthousiaste et grandiose de la neige vue de l’intérieur peut être très prisée pour un calendrier des P.P. et T.([2]), mais elle ne nous apprend rien de neuf, sinon que nous sommes dans la neige et…

Il s’interrompit et Coqdor gronda :

– Attention ! limier du micromonde. Vous allez pouvoir, je crois, exercer vos talents sur une piste. Qu’est-ce qui bouge ? Qu’est-ce qui semble détruire, devant nous, l’harmonie absolue qui nous éblouit ?

Walkinson, Libella, et les autres, se penchaient sur les trois corps étendus.

Mais, subitement, après quelques exclamations exprimant à la fois la surprise et la terreur, c’était le silence.

Les trois hommes s’étaient tus.

Si leurs corps étaient encore là, leurs esprits demeuraient soudain captifs du labyrinthe inouï où les avait engagés la science du professeur martien.

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

Une caméra-bijou filmait au fur et à mesure ce qui se passait dans les profondeurs du petit bac où un peu de plasma particulièrement traité avait été mélangé à la neige prélevée sur l’hybride toujours captif de sa cage de verre.

Ainsi, le professeur Walkinson, son assistant Azzovk déjà familiarisé avec ce genre d’incursions, Libella et les autres laborantines, pouvaient suivre, sur l’écran, au moins sous un certain angle, les aventures vécues par les trois explorateurs du micromonde.

Cependant, ils n’en avaient qu’un aspect assez vague, le plasma ne pouvant être stérilisé et continuant à nourrir des millions de bactéries.

Bien qu’ils aient été particulièrement colorés pour permettre le repérage, les trois flagellés se perdaient souvent dans le miraculeux labyrinthe des cristaux de neige.

Le flagellé-Muscat, le premier, avait stoppé sa progression en apercevant l’insolite, ce qui lui avait valu la réflexion ironique de Coqdor.

Le flagellé-Stewe, lui, avançait, mû par la curiosité scientifique.

L’homme-Coqdor cria à l’homme-Stewe, afin d’avertir le flagellé-correspondant :

– Prenez garde, si c’est un assaut microbien.

Devant eux, ils découvraient un ensemble de polyèdres d’une rectitude parfaite. Or, dans cette harmonie, des éléments disparates apparaissaient soudain et, inévitablement, il s’agissait de signes vivants, les cristaux n’étant en fait que de l’eau transmutée.

Sur l’écran, Walkinson et les autres avaient peine à suivre. Tout s’embrouillait, un peu comme dans une radiographie humaine. On distinguait bien les groupes microbiens plus ou moins mêlés aux minuscules étoiles neigeuses, mais les trois flagellés-témoins se perdaient dans le grouillement général.

Dans leurs corps intérimaires, les trois amis voyaient paraître des monstres assez hideux. Ils se demandaient s’il s’agissait là de manifestations de la force inconnue qui utilisait la puissance du soleil de glace, mais Stewe, le premier, déclara qu’en fait ce n’étaient que de vulgaires microbes.

Malgré sa science, d’ailleurs, il ne pouvait les identifier.

Muscat déclara que c’étaient de bien vilaines bêtes et proposa acidement à Bruno Coqdor de les hypnotiser selon ses méthodes habituelles.

Le chevalier riposta qu’en raison de sa biologie provisoire, cela lui était impossible, à moins que Muscat, de son côté, ne se sentît en mesure de passer les menottes aux nouveaux arrivants.

Dans le labo, en entendant la conversation reprendre, on respirait.

Toutefois, Coqdor et ses compagnons devaient confesser qu’il leur était difficile de combattre. Les flagellés n’étaient certes pas de nature à se laisser avaler par n’importe quel protozoaire, surtout animés par une volonté humaine, ce qui leur donnait une certaine supériorité sur leurs congénères de la gent unicellulaire ou avoisinante.

Ils pouvaient, en cas de péril, agir, non plus à l’aveuglette comme les représentants du monde des infiniment petits, mais se déplacer avec une aisance et des allures inconnues dans le micromonde.

Ils ne s’en firent pas faute, tous les trois, lorsqu’ils furent littéralement entourés par une harde hideuse d’êtres qui leur paraissaient gigantesques alors que l’oeil humain n’aurait pu les distinguer. Ces formes vaguement sphériques, avec un noyau central et ses contours visqueux s’approchaient d’eux en une théorie de cauchemar et il fallut toute l’agilité que Coqdor, Stewe et Muscat communiquaient aux trois flagellés pour que, utilisant leurs cils vibratiles, ils puissent échapper à l’encerclement qu’une puissance probablement aveugle refermait sur eux.

Mais d’autres bactéries inconnues apparaissaient.

Si le professeur et les siens pouvaient voir cela sur l’écran, ils n’éprouvaient qu’une sensation bien différente de celle enregistrée par les cerveaux des trois explorateurs.

Le spectacle, avec l’agrandissement, leur demeurait familier. L’apparence des unicellulaires évoluant aux côtés des cristaux géométriques n’était absolument pas une révélation scientifique.

À l’échelon micronique, il en était tout autre.

Le flagellé-Coqdor entraînait ses compagnons à travers le dédale des cristaux, pour échapper à des ruées horribles de démons évoquant des outres, des oeufs sans coquille, des anneaux de chenilles mutilées, tout cela roulant, déferlant, en quantités incalculables, cherchant inlassablement au nom d’un instinct dont l’origine est la plus ancienne de toute la création, à dévorer, ingérer, absorber, ces créatures primaires qui leur étaient sensiblement semblables.

Plusieurs fois, grâce au choix subtil de Walkinson qui les avait confiés à des flagellés, ils purent se défendre, serrés de près par les bactéries.

Les cils vibratiles, en effet, constituaient des embryons de membres qui réagissaient de telle façon que les êtres monocellulaires, se sentant simplement repoussés et frappés, reculaient, s’éloignaient, sans chercher une nouvelle incursion, et allaient exercer leurs talents ailleurs, sur d’autres protozoaires moins habilités à de tels pugilats.

De nouveau, dans le labo, c’était le silence.

Mlle Libella, penchée sur les trois hommes-microbes, suivait avec attention leurs réactions.

C’était sa mission particulière, tandis que Walkinson et les autres suivaient l’aventure par le microcinéma.

– Ils se taisent, professeur. Mais leurs visages sont crispés, leurs lèvres serrées. Certainement, ils vivent une tension violente, en ce moment.

– Interrogez-les, Libella.

Mais cette fois, les questions demeurèrent sans réponse, le silence des trois micronautes se prolongeait.

– Ils ont peur, ils doivent voir des choses effrayantes. Ah ! Ils sont sûrement en péril.

– Voyons, Libella, dit le professeur, un peu agacé, n’oubliez pas qu’une pareille sensibilité est indigne d’une scientifique. Vous savez bien que ces messieurs ne risquent rien, corporellement, et que c’est seulement un neurone fictif de leur cerveau qui se promène dans le micromonde.

Libella, qui s’était laissée aller au jeu, se mordit les lèvres.

Mais elle eut quand même une forte émotion, et ses camarades de labo également, quand Stewe éructa :

– Par le diable du cosmos, nous sommes foutus !

Walkinson écarquillait les yeux mais l’écran ne lui présentait plus que des images confuses.

Cela remuait beaucoup, dans le petit univers, mais le microcinéma ne prenait que des plans d’ensemble.

Coqdor criait :

– Suivez-moi. Par ici !

Muscat poussa un tel hurlement qu’ils furent tous bouleversés, même le professeur, qui voulait pourtant jouer les insensibles.

– Professeur ! il est mort. On dirait…

– Petite sotte !

Pourtant, Walkinson s’approcha. Muscat était livide.

– Azzovk, ordonna sèchement le maître. Réanimation immédiate !

Stewe hurlait à son tour et devenait semblable à Muscat.

Pourtant l’assistant martien, aidé des laborantines, les ranima l’un et l’autre en très peu de temps.

– Quoi ? Quoi ? Je vis ?

Muscat ouvrait les yeux, regardait avec ahurissement le décor du labo et les visages penchés sur lui.

– Mais oui, vous n’êtes pas encore au paradis, en admettant que vous y soyez convié un jour.

Walkinson plaisantait, un peu durement, pour détendre l’atmosphère. Stewe ouvrait les yeux à son tour.

– Je suis vivant. Je me croyais mort, dévoré…

– Comme moi, soupira Muscat.

Ils comprirent. Le flagellé-Stewe et le flagellé-Muscat, en dépit de leurs efforts, avaient fini par succomber, et des bactéries plus puissantes les absorbaient.

Walkinson avait si bien réussi dans sa tentative d’implanter la cérébralité de l’homme en un point unique, avant d’en effectuer la transplantation dans la cellule microbienne, qu’au moment de la destruction de ladite cellule, l’humain avait une réaction absolue, celle de l’homme devant la mort.

Stewe et Muscat, maintenant, privés de leur support microbien, retrouvaient automatiquement leur personnalité intrinsèque et avaient l’impression de ressusciter.

Déjà, tous deux s’inquiétaient :

– Et Coqdor ?

Coqdor, lui, étendu près de lui, n’avait pas bougé.

Libella reprenait ses observations. Le chevalier devait, en pensée, continuer son voyage dans le micromonde. Mais il ne disait plus rien.

Le policier et le physicien se relevaient et, à leur tour, allaient se pencher sur le visage de leur ami.

– Où est-il ?

Muscat lui parla doucement. Mais Coqdor ne répondit pas.

Cependant, le flagellé-Coqdor s’était élancé vers de véritables galeries de cristaux, formant une sorte de couloir dont parois, voûte et plancher, parfaitement confondus, étaient de cette netteté impressionnante tant admirée par le chevalier.

Or, échappant aux monstrueuses bactéries qui étaient en train d’ingérer ce qui avait été le flagellé-Muscat et le flagellé-Stewe, le flagellé-Coqdor réussissait à s’engager dans ladite galerie et n’y trouvait plus le moindre monstre dévorant.

C’était pour une raison assez simple. Dans le bac du professeur Walkinson, se trouvaient en effet quelques gouttes de plasma non stérilisé (pour permettre la survie des éléments microbiens) et des cristaux de neige. Mais le mélange était incomplet et certaines zones demeuraient uniquement composées de l’un ou l’autre élément, ce qui ne pouvait guère se concevoir à l’observation.

La microcaméra ne pouvant donner assez de détails, tout cela échappait, sinon au flagellé-Coqdor, engagé à la limite d’une de ces zones.

Il venait de sortir du domaine plasma où ses congénères finissaient agglutinés, enrobés, ingérés puis digérés par les superbactéries, pour pénétrer dans une zone uniquement faite de neige, où les deux matières ne s’interpénétraient pas.

Seul, hors d’atteinte de ses ennemis, il évoluait donc à travers les fastes géométriques qui l’obsédaient de leur magnificence rigoriste.

Il savait le sort qui était celui du flagellé-Muscat et du flagellé-Stewe. Du moins, conscient comme il l’était, avec son cerveau humain dont le microbe ne représentait qu’un neurone, savait-il aussi que ses amis, maintenant hors d’atteinte, se consolaient aisément d’avoir perdu leur corps provisoire.

Lui se souciait peu, maintenant, du monde plasma destiné seulement à servir de catalyseur pour le peu de neige conservée dans le bac.

Coqdor, allant jusqu’au bout selon son habitude, cherchait inlassablement, à travers la régularité des cristaux, ce que pouvait être le secret du phénomène qui, depuis certain jour de juillet dans une riante vallée de Bourgogne, avait désolé l’univers.

Il avançait et la promenade était monotone. Cette avalanche de constellations et de gracieuses compositions équilatérales finissait par lasser, par obséder un peu aussi. Le flagellé communiquait cette impression à Coqdor qui consentait de nouveau à répondre aux questions de Muscat.

– De la neige, rien que de la neige, c’est magnifique… Mais au fond très banal. Stewe grimaça des dents :

– Je crois que nous pouvons vous remercier, professeur Walkinson. Nous avons pu explorer intimement la neige. Seulement je pense — pardonnez-moi — que n’importe quelle eau à l’état neigeux, glanée dans n’importe quelle planète de type terrien, nous eût apporté pareil résultat. L’hybride que nous gardons captif porte de la neige sur lui, voilà tout. Mais nous sommes si loin du soleil de glace que…

Libella l’interrompit :

– Écoutez, il parle. Il a l’air très ému. Tous ceux du laboratoire se précipitèrent. Coqdor s’agitait et parlait, très vite :

– … Quelque chose, il va se passer quelque chose… Les cristaux frémissent…

– Hein ? firent les savants en choeur. Des cristaux de neige qui frémissent, c’est contraire à la nature.

– Silence, glapit Muscat, d’un tel ton que l’ordre fut obéi aussitôt. Coqdor continuait :

– C’est comme un courant. Oui, c’est cela on dirait… Tous les éléments sont frappés. Ils réagissent, ils vibrent, ils vibrent…

Coqdor-flagellé était saisi dans une sorte de vertige.

Autour de lui, les merveilleux cristaux, jusqu’alors immuables, semblaient animés d’une frénésie subite. Ils vibraient, comme vibre un appareil qui va quitter un sol planétaire pour s’élancer à travers l’espace. La comparaison s’imposait en lui.

Son corps d’homme, influencé par le neurone vagabond en dépit de l’anesthésie, était parcouru de véritables spasmes tandis que, dans le micromonde, le flagellé évoluait très vite, cherchant l’origine du phénomène.

Dans le labo, un des aides de Stewe, des deux qui veillaient en permanence sur l’hybride, s’écria :

– Docteur Stewe, il bouge…

Un instant, Stewe, Muscat et le savant martien abandonnèrent Coqdor pour se précipiter vers la prison de verre.

C’était vrai. Le monstre neige-Jean-Loup s’agitait, lui qui était devenu passif depuis sa capture. On le voyait qui tentait de se relever, comme saisi d’un appel invisible.

Il y réussit tant bien que mal, sous l’oeil des deux assistants décidés à l’annihiler en cas de péril.

– Regardez. Le givrage augmente à l’intérieur de la cuve…

Le démon blanc devait dégager un froid plus intense qu’à l’accoutumée, car effectivement, les parois intérieures devenaient quasi opaques.

– Il faut chauffer la cuve, dit Stewe, sinon cela finira par se glacer totalement et nous le perdrons de vue.

– Oh ! fit Muscat. Voyez son corps. Ou ce que je peux appeler son corps, son épiderme de neige.

– Il vibre, il vibre…

– Cela rappelle les essaims, les cocons de neige observés sur toutes les planètes attaquées.

– Mais alors ?

– Une nouvelle attaque se prépare. Libella cria :

– Le chevalier vient de me dire. L’attaque ! Il le sait : sur Dissixuma 14, une planète du monde de Rigel.

– Si loin, murmura Muscat. Et la neige vivante, ici, en a connaissance.

– Comme en tout point du cosmos où il existe de ces damnés flocons, fit Stewe. Mais écoutons Coqdor, je crois que nous approchons de la solution.

Ils revinrent vers le chevalier.

L’homme étendu semblait en proie à une émotion intense et Râx, qui s’était tenu tranquille jusque-là, venait vers lui et cherchait à lui lécher le visage en battant des ailes, ce qui gênait les observateurs.

Coqdor râlait :

– L’attaque ! Glaciation totale de la planète. Il faut les prévenir !

– Alerte, hurla Walkinson. Azzovk, appelez l’Interplan.

– Et passez-les-moi, gronda Muscat. Par radio subspatiale, on peut encore les alerter immédiatement.

L’assistant de Walkinson demanda la communication et Muscat, placé devant l’interphone, transmit un message que l’Interplan devait envoyer par radio spontanée, traversant instantanément le subespace, pour avertir les autorités de Dissixuma 14.

Mais un cri éclatait dans le labo :

– Il se lève, il va. Faut-il le tuer ?

– Pas encore, vociféra Stewe, nous allons savoir ce que…

On ne connut pas la fin de la phrase.

La cage de verre volait en éclats, blessant plusieurs des assistants.

Le monstre qui avait été Jean-Loup Varlin se dressait, formidable silhouette grossièrement humaine mais dont l’élément de neige vibrait sur tous les points de son corps, tandis qu’un, froid mortel se répandait immédiatement à travers le laboratoire…

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

Était-ce en raison de ses facultés psychiques exceptionnelles ?

Toujours est-il que, bien que muté provisoirement dans le corps (si l’on peut dire) d’un unicellulaire, Bruno Coqdor venait de ressentir avec une précision remarquable ce qui se passait dans le monde singulier du soleil de glace.

Car il était bien évident que les divers phénomènes de glaciation spontanée, de près ou de loin, étaient en rapport avec la lumière froide émanant de cet astre exceptionnel repéré par Robin Muscat.

Ce que le chevalier venait de ressentir était, en quelque sorte, une prodigieuse émission-radio, passant à travers ces cellules équilatérales et crucifères que sont les cristaux de neige.

Comme si chaque cristal, individuellement, recevait l’onde unique et vibrait à son contact.

Ou encore — et cela lui traversait l’esprit — comme s’il s’agissait des cellules d’un seul corps qui, avec un synchronisme parfait, réagissent à l’injonction du cerveau.

En tout cas, il avait pu prévenir les humains du danger menaçant la planète lointaine, Dissixuma 14.

Rassuré de ce côté, Coqdor était bien décidé à en savoir plus long.

Ce qui importait pour lui, ce n’était plus le salut du monde rigélien (il savait bien que ses amis allaient faire le nécessaire) mais il souhaitait percer, en son sein même, l’énigme de la neige vivante. Maintenant, il en était convaincu, comme Muscat lui-même, ces cristaux de neige n’étaient pas, en dépit de l’apparence, simplement un peu d’eau transmutée du gaz au solide en passant par le liquide, ce qui est la formation naturelle des flocons.

Il y avait autre chose et, sans nul doute, cette neige insolite formait un tout.

Depuis le soleil de glace que Coqdor soupçonnait d’être l’élément-moteur des attaques par glaciation, jusqu’à la moindre parcelle des diverses formations répandues à travers la galaxie, un courant passait. Un courant unique, souverain, impérieux. Tous les cristaux réagissaient à la fois à sa puissance et obéissaient à ses ordres.

C’est ainsi que la force inconnue disposant de cette lumière aux effets inversés réussissait, en un temps record, à geler une planète entière ou à bombarder une ville, ou un navire dans l’espace, avec des icebergs gros comme des montagnes.

Il était vraisemblable que l’aventure de Catherine et de Jean-Loup, premier phénomène observé, correspondait à une sorte d’essai dont la planète Terre avait fait les frais.

Coqdor, parfaitement conscient, continuait donc à évoluer à travers le monde géométrique.

La frénésie des cristaux continuait.

Le flagellé-Coqdor percevait nettement la teneur du message. Ce n’était évidemment exprimé ni par des mots ni par des sons quelconques. Rien que des vibrations, de ces vibrations qui règnent dans l’univers et que Hertz, Branly, Marconi, Ferrié et quelques autres, avaient su domestiquer sur la Terre, tandis que leurs homologues y réussissaient à la fois dans cent planètes différentes à travers la galaxie.

L’unicellulaire vibrait, lui aussi. Mais il ne recevait pas le message avec la passivité minérale des cristaux de neige. Cellule charnelle en son primitivisme, il transmettait aux neurones vrais du cerveau de Coqdor, où se déroulaient en réalité les pensées du chevalier, tandis que son minuscule envoyé poursuivait son aventure dans le micromonde.

Mais Coqdor estima bientôt qu’il en savait assez.

Les cristaux de neige vibraient. Et ensuite ? Rien ne se produirait de particulier, du moins dans la portion de neige vivante où le flagellé-Coqdor se trouvait engagé.

Ce qui semblait important, c’était la portion analogue de neige vivante chargée d’attaquer Dissixuma 14.

Et c’était si loin…

Coqdor, qui avait alerté les humains, pouvait estimer sa mission terminée, du moins pour l’instant.

Il songea donc à revenir, à regagner le monde des vivants.

Dans le labo, toujours étendu sur la couchette tubulaire, avec le casque à électrodes sur la tête, le chevalier Bruno Coqdor prononça :

– Mademoiselle Libella, voulez-vous demander au professeur Walkinson de me ramener sur Mars, parmi les vivants. Je n’ai plus rien à faire parmi les protozoaires, jusqu’à nouvel avis.

Il n’obtint pas de réponse, et s’en étonna beaucoup.

Il récidiva, sans résultat. Il faut se souvenir que les hommes transmutés pour l’exploration du micromonde étaient anesthésiés au préalable, que leur corps humain ne ressentait absolument rien, sinon par le cerveau mais sous forme de perception ondionique. Le véritable cerveau, la personnalité de Coqdor c’était, provisoirement, le microbe qui se promenait entre les architraves et les colonnades des cristaux de neige.

Aussi, comme il ne pouvait entendre aucun son et qu’aucune pensée ne se fixait vers la sienne pour lui répondre, demeura-t-il dans le silence, ce qui ne laissa pas de le surprendre, et de l’effrayer un peu.

Il fallait revenir. Coqdor se hâta, de toute la vitesse dont un minuscule flagellé peut être capable, à travers l’invraisemblable domaine où il s’était fourvoyé.

Les vibrations diminuaient, le message étant passé. Mais le pauvre petit microbe ne pouvait guère progresser, malgré ses efforts, et il se trouvait toujours captif de cet univers si particulier.

– Il faut que je revienne…

Il ne tergiversa pas longtemps. Un moyen s’offrait à lui. Cela ressemblait à un suicide, et c’en était un aussi. Coqdor, homme profondément croyant, féru de cette pensée chrétienne qui était la seule doctrine ayant survécu aux élucubrations pseudophilosophiques qui avaient désolé la planète-patrie, répugnait à ce genre de mort.

Mais, gardant le sens de l’humour en son bizarre état, il se disait que la responsabilité morale de l’infusoire devait être bien minime, et que, d’ailleurs, il allait revivre en tant qu’homme.

Il s’échappa, après de grands efforts, du labyrinthe des cristaux, rejoignit le monde du plasma, où grouillaient les bactéries.

Pauvre flagellé-Coqdor. Un microbe un peu plus gros l’avala en une fraction de seconde, rompant ainsi le contact entre le neurone vagabond et les authentiques cellules du cerveau du chevalier.

Ce dernier ouvrit les yeux sur la couchette. Sa première impression fut l’étouffement. Il respira fortement et comprit que Râx était littéralement couché sur sa poitrine.

Le bouledogue-chauve-souris lui léchait le nez, selon son habitude, et il avait étendu ses grandes ailes membraneuses pour recouvrir Coqdor.

– Eh bien, Râx, tu es gentil. Oui, tout beau, tout beau. Mais tu me gênes, mon vieux.

Il se redressa, regarda autour de lui, encore ahuri de ce passage d’un monde en un autre, beaucoup plus familier mais où il se trouvait brusquement dépaysé.

– Il en fait un froid, ici. Où suis-je donc ?

Il comprit soudain que Râx, sentant l’effondrement subit de la température, s’était jeté sur son maître inerte pour le réchauffer. Tout en flattant le pstôr d’une main, le chevalier essaya de se rendre compte, mais le casque à électrodes le gênait.

– Ah ! Le chevalier revient à lui

Libella se précipitait vers lui, le dégageait.

– Que s’est-il passé ?

La charmante Martienne en tremblait encore.

Elle narra la révolte du monstre, alors qu’on constatait que la neige de son enveloppe commençait à vibrer.

Puis il avait fait éclater la cage de verre, tandis que tous se mettaient à geler sur place. Les assistants de Stewe avaient voulu déclencher le dispositif de sécurité. Trop tard. Le monstre était hors de portée et les étincelles désintégrantes eussent été inutiles.

On avait reculé devant la ruée de l’énorme poussah, qui, maintenant qu’il sortait de sa prostration, paraissait effrayant, avec plus de deux mètres de haut dès qu’il se redressait, et évoquait quelque formidable yéti, quelque bonhomme de neige qui se fût mis en marche.

Muscat, naturellement, avait été le premier à réagir. Il s’était bravement élancé contre ce qui avait été Jean-Loup.

Mais, devant les assistants épouvantés, l’horrible chose avait saisi le policier des étoiles et l’avait lancé au loin, contre la paroi.

– Muscat, comment est-il ? s’effara Coqdor.

– Rassurez-vous, Chevalier, il va mieux. Rien de cassé. Assommé seulement, on le soigne.

– Et Jean-Loup, l’homme-neige ?

– Il s’est échappé. Il s’est jeté à travers une baie. Tenez, elle est fracassée et il s’est enfui…

– Où ? Le sait-on ?

– Vers les plaines. Il a été signalé à travers la cité, mais il a jeté la terreur, d’autant plus que tout gelait sur son passage. Maintenant, il a disparu.

Coqdor se relevait, tandis que Râx se serrait contre lui.

Il courut vers Muscat. Un peu de sang coulait de la tempe du policier, mais les laborantines le pansaient. Il sourit faiblement :

– Mon vieux Coqdor, quelle histoire. Vous, vous savez ?

– Mais oui. Et Dissixuma 14 ?

– Message transmis. Nous saurons bientôt si l’attaque a eu lieu et comment ils ont réagi. Stewe s’approchait :

– Avant tout, nous devons nous emparer de l’homme-neige, dit-il. C’est primordial. Et le détruire au besoin.

Il y eut un instant de silence, dans le labo où la température était si basse que tous grelottaient.

– Nous ne savons quel est son pouvoir, reprit le physicien. Les hommes ont eu assez de mal à fertiliser Mars, où il ne fait déjà pas si chaud, où la nature est aride, hostile. Ce démon peut geler la planète entière en un instant, sait-on jamais ?

Muscat, soutenu par deux laborantines, demanda à être de nouveau porté devant l’interphone.

Il demanda le chef de l’Interplan martien. Priorité fut donnée en raison des circonstances.

Le policier des étoiles discuta un instant avec le préfet martien et des mesures furent immédiatement prises.

Cependant, on constatait, dans le labo et partout où le monstre était passé que la température remontait et que les méfaits du gel, parfaitement localisés, disparaissaient déjà.

Coqdor, lui, fort de ce qu’il avait appris dans le monde géométrique, demanda qu’on recueillît un peu de cette neige dans les bacs climatisés.

Ainsi on pourrait, en la conservant et en l’explorant, se tenir au courant des méfaits du soleil de glace, puisque, maintenant, on pouvait admettre que chaque cristal était frappé par l’onde majeure qui semblait commander à cette force redoutable.

Les trois explorateurs du micromonde commençaient à se trouver un peu mieux, Muscat, après le choc qu’il avait subi, étant le plus handicapé.

Ce qui ne lui interdisait pas de garder le contact avec l’Interplan (section de Mars) et de se tenir au courant des recherches concernant Jean-Loup, ce malheureux Jean-Loup muté par la neige vivante.

Bientôt, hors du laboratoire dévasté, Stewe, Coqdor et Muscat, revigorés à la fois par un énergique traitement et un de ces bourbons venus de la Terre et appréciés à travers la galaxie, se retrouvèrent à bord d’une électrauto qui partit à toute vitesse rejoindre les forces de la milice lancées par l’Interplan dans les plaines de Syrtis Major.

On avait pu aisément suivre le monstre à la trace. Il laissait un véritable sillage de neige et de glace. Mais, si cela avait été flagrant à travers la cité martienne où s’élevaient les installations scientifiques sur lesquelles régnait le professeur Walkinson, dans le paysage martien, c’était une autre affaire.

Sur ce sol stérile, où les colons avaient eu tant de peine à cultiver pendant des années avant d’obtenir des résultats possibles, il faisait toujours assez froid. Pour comble de malheur, il avait neigé, à quelques kilomètres de la cité.

Si bien que, dans ces étendues rougeâtres, il y avait tant et tant de plaques blanches balayées par l’éternel vent de Mars, qu’on ne pouvait évidemment distinguer la piste du monstre, la neige émanant du soleil de glace ne présentant, à l’examen, aucune différence notable avec la neige naturelle.

Plusieurs électrautos parcouraient les plaines. Dans le ciel, un certain nombre de miliciens, sur des héliscooters, fouillaient les horizons mais le sol était souvent bouleversé, ouvert de cratères, de longues crevasses. Enfin, des forêts de conifères, acclimatés là depuis plusieurs lustres, offraient encore des refuges possibles au mystérieux personnage.

Muscat soupira en regardant cela.

Il pensait aux conditions dans lesquelles se trouvait Jean-Loup au début de l’aventure. Dans l’aimable vallée de Bourgogne, en compagnie de l’appétissante Catherine, parmi le ruissellement des coquelicots…

Le pauvre garçon, muté par l’incroyable phénomène, était devenu un monstre contre nature, ennemi du genre humain. Force avait été de donner l’ordre aux miliciens de l’abattre à vue, avec les armes désintégrantes, les terribles pistolets à l’inframauve qui ne pardonnaient pas.

Où s’était-il enfui ? Au-delà des monts séparant Syrtis Major des vastes étendues d’Hellas ? Vers Nepenthes, région plus rapprochée ou, au contraire, en direction de Protolinus, assez lointain ?

On pensait communément qu’on le repérerait plus aisément si le temps était favorable. La neige naturelle fondant rapidement, depuis les engins aériens il serait loisible de constater si, en un endroit déterminé, des plaques neigeuses anormales apparaissaient.

Malheureusement, l’hiver martien faisait des siennes, ce qui ne facilitait pas la tâche des chercheurs.

À bord de l’électrauto mise à leur disposition, le chevalier, le représentant de l’Interplan et le docteur Stewe se mettaient en rapport constant avec le siège de la grande organisation policière interplanétaire.

Ils eurent ainsi la satisfaction d’apprendre que Rigel avait répondu.

À Dissixuma 14, les pouvoirs alertés juste à temps, avaient, du moins partiellement, contré l’assaut glaciaire par un réseau d’ondes thermiques employées généralement pour les cultures artificielles.

La glaciation avait été un échec, et une chute d’icebergs, fondus en plein vol au contact de la formidable voûte invisible qui couvrait les cités et les plaines, n’avait donné lieu qu’à un véritable déluge, la neige vivante, fondant instantanément, se transformant en eau. Les dégâts étaient considérables, mais peu comparables avec ce qui se serait passé si le monde de Dissixuma 14 avait reçu les banquises sur les villes et les cultures.

– En tout cas, constata Stewe, nous marquons un point. Reste à trouver, je n’ose dire Jean-Loup Varlin l’hybride, le monstre de neige. Je souhaite que nous le capturions avant la désintégration, malgré les ordres donnés. N’est-ce pas possible, Muscat ?

– C’est mon avis, grogna le policier. Avec les ondes bleues, on le pourrait. Je vais le dire au préfet.

– Expliquez que c’est utile pour la science, et pour l’accomplissement de notre mission.

– Et aussi parce que c’est un homme qu’il faut sauver, dit Coqdor en caressant Râx qui naturellement était du voyage.

Muscat se mit en rapport avec le préfet de l’Interplan martien, parlementa, finit par obtenir — puisque aucun phénomène défavorable ne se produisait —qu’on puisse neutraliser le monstre au lieu de le désintégrer.

C’est alors que l’alerte fut donnée par un héliscooter.

Aux confins de Syrtis Major, vers les plaines de Phison, la température était plus clémente. Il ne neigeait pas, mais les miliciens avaient décelé, près d’un bois, une curieuse flaque blanche, très visible.

Muscat donna un ordre, et les électrautos, toutes ensemble, prirent la direction des plaines de Phison.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

L’électrauto filait, avec les autres, sur coussin d’air, à une vitesse fantastique, sur le sol rêche de Mars. La civilisation n’avait pas encore réussi à fertiliser ces étendues qui demeuraient égales à elles-mêmes, et impraticables ou presque pour d’autres engins.

À bord, Muscat, Stewe et Coqdor demeuraient silencieux.

Le premier cherchait la clé de l’énigme, le second par quel moyen on viendrait à bout de la neige vivante.

Le troisième pensait à Jean-Loup, et à toutes les vies humaines qui se trouvaient maintenant en péril, face à ce fléau qui désolait l’univers.

Les héliscooters, servant de guide, sans cesse en relations radio avec les électrautos de la milice, les dirigeaient à travers les plaines de Phison et, au loin, des collines apparaissaient, dont certaines avaient été boisées, dans l’air ténu de la planète rouge, grâce aux efforts acharnés des botanistes et des horticulteurs venus de la Terre.

Il faisait moins froid et, maintenant, on ne voyait pratiquement plus trace de neige ni de glace.

Il était donc à peu près certain que la plaque blanche signalée fût la preuve de la présence de ce qui avait été Jean-Loup Varlin, étudiant en sciences expérimentales à l’université de Paris-sur-Terre.

L’expédition était commandée par un capitaine de la milice, un Martien appelé Han-Gô. D’une des électrautos, il gardait le contact par télé, avec les divers engins du sol et de l’air et ne prenait aucune décision sans en référer à la fois au préfet et à Robin Muscat, que ses fonctions interplanétaires désignaient comme conseiller.

Le haut fonctionnaire et le policier des étoiles furent tout à fait d’accord avec le capitaine Han-Gô lorsque celui-ci exposa son plan.

L’escadre terrestre stoppa à quelques centaines de mètres du petit bois signalé tandis que les héliscooters faisaient du surplace dans le ciel de Mars.

La nuit tombait doucement et on pouvait voir l’étrange course de Phobos et de Deimos, qui s’amorçait, bizarrement, les deux lunes tournant en sens inverse arrivant parfois à se croiser, du moins sous l’angle optique.

Mais les trois amis venus de la Terre n’en étaient pas à admirer les sauvages beautés de Mars. Ils étaient sortis de leur électrauto et, auprès de Han-Gô, discutaient des modalités d’attaque.

Ils avaient si bien insisté qu’on leur avait envoyé, d’urgence, une plate-forme volante, qu’ils pouvaient voir à présent immobilisée, à quelques centaines de mètres, sous les feux des deux satellites.

C’était un engin portant une installation extrêmement coûteuse, et utilisée pour la fécondation des terres stériles de la planète rouge. Mais, sur demande des trois envoyés du Présidium du Martervénux, le préfet avait fait installer en un temps record à bord un formidable générateur d’ondes bleues, ces ondes à effet solide capables d’immobiliser un homme ou une troupe à distance. Ainsi, on pourrait, le cas échéant, enserrer le monstre homme-neige dans un réseau invisible, mais efficace, dont le commandant de la plate-forme pouvait étendre ou resserrer l’envergure à volonté.

Prendre Jean-Loup vivant, ils en avaient tous le désir.

On distinguait nettement, sur les arbres sombres poussant du sol dur et sec, sous le vent incessant, une zone entachée de neige. Le terrain et les arbres en étaient recouverts.

– Il est là. Cette glaciation n’est pas naturelle.

Il fallait, tout d’abord, le déloger, et les miliciens, sous la direction d’un de leurs sous-officiers, se dirigèrent vers le petit bois, l’arme à inframauve braquée.

Ils ne devaient tirer qu’en cas d’attaque. La mission consistait à le déloger, le pousser vers la plaine, où les ondes bleues auraient un rayon d’action bien plus aisé, surtout pour les pilotes-émetteurs.

En effet, ceux-ci, braquant leur réseau sur le bois, n’obtiendraient pas grand-chose, agissant à l’aveuglette.

En rase campagne, l’hybride serait infiniment plus vulnérable et on espérait engendrer ainsi, autour de lui, une cage invisible dont il lui serait impossible de sortir.

Ensuite, le resserrement du réseau permettrait d’arriver jusqu’à le ligoter véritablement. La suite, on aviserait.

La première partie du programme se déroula parfaitement.

Le capitaine Han-Gô, avec son micro personnel, dirigeait les opérations.

Près de lui, toujours n’échangeant que fort peu de propos, mornes et absorbés de pensées, Stewe, Muscat et Coqdor, que Râx suivait comme son ombre, se tenaient, suivant le déroulement de la mission.

Les héliscooters plafonnaient, observant d’en haut. Mais, jusqu’alors, on n’avait pas détecté l’hybride.

Les différents membres du commando avaient manoeuvré de façon à envelopper la zone aisément délimitée par la neige, qui s’arrêtait de façon presque nette. Ils avaient, pour la plupart, disparu sous le couvert.

Han-Gô restait en conversation avec le sous-officier qui menait les hommes.

– Non, mon Capitaine, je ne vois rien. Aucun de mes hommes. Ici, il fait un froid épouvantable, moins quarante, pour le moins…

– Prenez garde, il doit être tout près.

Pendant un bon moment encore, on put entendre le rapport, très précis, du spécialiste. Le commando avançait, s’engageant dans la zone blanche. Ils y gelaient tous, mais ils progressaient, claquant des dents et battant la semelle par instant tant le monstre dégageait d’antithermie.

– Et dire, murmura Muscat, songeant à l’astre entrevu dans l’espace, qu’il est branché, à des années de lumière, sur le soleil de glace.

Stewe étouffa une sorte de gloussement.

Coqdor et Muscat le regardèrent :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je crois que… je cherchais, et votre réflexion me donne une idée. Il me semble que je voie une solution et…

Un cri, sortant du micro du capitaine Han-Gô, coupa la phrase.

Là-bas, sous le couvert, le sous-officier haletait :

– Capitaine, devant nous. Une chose blanche…

– L’hybride, encerclez-le.

– Capitaine, ce n’est pas un homme, pas une silhouette. C’est… Je ne peux pas dire…

– Expliquez-vous, mille comètes !

– Cela doit être cette chose signalée partout dans le cosmos, cette masse vibrante.

– Dieu des galaxies ! s’écria Coqdor. Un essaim de flocons. Capitaine, faites refluer vos hommes ! Il va se passer quelque chose. L’apparition de ce phénomène prélude toujours à une attaque dangereuse de la neige vivante.

Han-Gô s’égosilla dans le micro.

Vainement. Le sous-officier ne semblait plus entendre ses ordres et on avait perdu le contact avec le commando.

L’officier déclara qu’il allait, lui-même, se rendre sous le couvert, à la recherche de ses subordonnés.

– Je vous accompagne, firent trois voix égales, appartenant au chevalier, à l’inspecteur et au physicien.

Quant à Râx, on voyait à son attitude qu’il eût suivi son maître en enfer, si le brave pstôr avait pu avoir conscience de la Grande Réprobation Universelle.

Les quatre hommes, progressant avec prudence, mais sans reculer, se dirigèrent vers l’orée du bois de conifères.

Sans cesse, Han-Gô parlait, et ses paroles étaient entendues des électrautos, des héliscooters, de la plate-forme volante et aussi de chacun des miliciens égaillés dans la plaine, tout autour du petit bois.

Les quatre compagnons n’étaient plus qu’à une quinzaine de mètres des premiers arbres. Ils pouvaient voir s’étendre la grande flaque blanche qui était faite de cette neige vivante, semblable à toutes les neiges du cosmos et qui, pourtant, émanait, comme un tout formidable, du lointain soleil de glace.

Râx, soudain, qui marchait devant Coqdor, s’arrêta net et, tendant son mufle de bouledogue, siffla longuement tandis que frémissaient ses ailes membraneuses.

– Stop ! Messieurs, dit Coqdor. Râx flaire le péril.

Le capitaine Han-Gô crispa la main sur son pistolet à inframauve.

Mais, comme les autres, il s’était arrêté.

Et, devant eux, il y eut la chose effroyable, le plus invraisemblable des spectacles.

Des formes blanches apparaissaient entre les sombres troncs. Des silhouettes vaguement humaines qui avançaient, en gestes lents, mesurés, lourds, avec des allures automatiques, comme s’il s’agissait d’un groupe de robots.

Des robots blancs, pesants et grotesques, qui progressaient sans hâte venant à la rencontre des humains.

– Jean-Loup, s’écria Muscat, lorsque le premier monstre sortit du petit bois et s’engagea dans la plaine.

Un froid glacial sembla déferler vers eux. Ils se mirent instantanément à grelotter. Alentour, tout gelait, les maigres plantes que la science des Terriens avaient accrochées, auprès des autochtones, au sol de la planète rouge, et le sol se craquelait, se fendillait, sous l’effroyable antithermie.

– Pour l’amour du ciel, cria Coqdor, reculez, reculez tous. Nous allons périr de froid, et bien inutilement.

Mais un autre Jean-Loup apparaissait. Un autre. Un autre. D’autres encore.

Une douzaine de bonshommes ambulants, de monstres hybrides, faits de neige vibrante, qui jetait d’étranges éclairs, mais avec la forme esquissée d’un homme, une tête énorme sur un corps grossier, des membres épais et maladroits.

– Il les a, il les a tous mutés…, râla Stewe.

C’était vrai. On ne pouvait douter. L’hybride faisait des siennes et, non sans doute de son propre chef, mais sous l’impulsion de la force mauvaise qui utilisait le potentiel unique du soleil de glace, tous les membres du commando avaient subi le même sort que lui en approchant dangereusement de son aura.

On compta treize hybrides, ce qui donnait bien le compte. Jean-Loup, ou ce qu’il était devenu, se trouvant maintenant confondu, et méconnaissable, parmi les hommes envoyés à sa recherche.

– Mes hommes, hurla le capitaine Han-Gô.

Il était courageux, le capitaine Han-Gô. Mais il reculait, saisi d’une horreur, d’une épouvante sans nom.

– Il faut agir !

– Les détruire !

– Non ! ce sont des hommes, on doit encore pouvoir les sauver !…

Autour d’eux, les moindres détails du paysage martien attestaient que le froid faisait des ravages effrayants. Le sol se fendillait, éclatait de gel. Les arbres gémissaient sous le poids d’un givre inconnu et les électrautos, la plate-forme, les héliscooters, se couvraient d’une chape de glace spontanée.

– Il faut faire donner les armes thermiques, sinon tout Mars va geler.

– Un instant, cria Coqdor. Reculons. Ils viennent vers nous. Quand ils seront en plaine, les ondes bleues…

– Vous avez raison.

Les hommes refluèrent. Sans se presser, les treize démons de neige vivante progressaient. Bientôt ils furent à découvert.

Alors Han-Gô, à demi mort de froid, mais luttant encore, jeta un ordre dans le micro, un ordre destiné au commandant de la plate-forme volante, qui surplombait l’incroyable spectacle.

L’engin glissa doucement dans le ciel, vint se placer juste au-dessus du groupe des hommes de neige, lesquels continuaient à marcher lentement, tandis que toute la zone de Phison, depuis Syrtis Major et Orontes jusqu’à Photonilus, subissait les effets de la plus terrible température basse jamais connue depuis l’origine de la planète rouge.

Phobos et Deimos dominaient, dans le ciel, et leurs étranges reflets faisaient jaillir des étincelles inconnues des hybrides mouvants, qui emmenaient avec eux le froid souverain.

Mais, tout à coup, ils parurent gênés. Quelque chose d’invisible gênait leur marche. Ils se heurtaient à un obstacle qu’on ne pouvait voir. Ils tournèrent, se heurtèrent entre eux, parurent affolés parce que la route était coupée de toutes parts.

De la plate-forme, on venait de faire naître un formidable réseau d’ondes bleues, en forme de coupole, qui enserrait totalement les treize êtres fantastiques.

Immédiatement, autour de la coupole, le froid cessa.

La neige disparut. Le givre coula, la glace fondit et il y eut plus d’eau qu’il n’y en avait jamais eu dans ces contrées arides.

Les hommes respiraient, trouvaient qu’il faisait chaud, libérés brusquement de l’emprise glacée.

– Nous les tenons, nous les tenons…

– Et nous avons neutralisé l’attaque.

Les treize tournaient et se battaient presque, dans la prison invisible dont ils ne pouvaient plus s’échapper.

Sur l’ordre de Han-Gô, suggéré par Muscat, on resserra l’étreinte des ondes. La coupole se rétrécit et les monstres furent serrés, bloqués les uns contre les autres en un très petit espace.

– Ouf ! dit Muscat. Voilà une bonne chose de faite.

Stewe, lui, semblait en proie à une émotion délirante :

– On peut agir sur eux… Mais nous ferons mieux, nous vaincrons la neige vivante. J’ai trouvé !

– Et comment la détruirez-vous ? demanda le chevalier aux yeux verts.

Stewe eut un petit rire sec et, de sa voix sans timbre, il prononça :

– Nous allons contre-attaquer, de l’intérieur…

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

D’autres fois encore, la neige vivante avait fait des ravages à travers la galaxie.

On avait eu à déplorer les deux modes d’assaut, soit glaciation générale, soit bombardement d’icebergs, sur des planètes du système d’Orion, ou des constellations de l’Hydre et du Poisson Volant.

Le monde entier haletait.

Les travaux du professeur Walkinson étaient de notoriété publique et tous les humains étaient suspendus à ses possibilités de réussite, puisqu’il était avéré qu’on ne se trouvait plus en sûreté nulle part.

Dans les gouffres du ciel, les astronefs n’avançaient qu’avec précaution mais, une seule fois, un navire spatial avait été attaqué, un croiseur évoluant dans le monde de Sirius, qui avait victorieusement bloqué l’assaut de glace en utilisant un réseau d’ondes bleues.

Certes, on pouvait quelquefois se défendre, mais la menace créait, à travers l’univers, une dangereuse psychose.

Aussi, la presse interstellaire était-elle suivie avec la plus grande fébrilité.

Jamais les journalistes des quotidiens, de la radio et de la télé n’avaient eu tant à faire. Les éditions se succédaient, les émissions étaient regardées ou écoutées par plusieurs milliards d’hommes.

Les noms de Bruno Coqdor, de Robin Muscat et du docteur Stewe, qui avaient déjà défrayé la chronique, volaient sur toutes les lèvres. Mais le public, le grand public mondial, voulait savoir, savoir encore.

Walkinson n’aimait guère la publicité. C’était un vrai savant, non un cabotin, et il eût préféré continuer son entreprise dans le silence. Il dut à plusieurs reprises recevoir les reporters. Finalement, quand il fut près du résultat, il obtint des autorités du Présidium qu’un seul délégué de la télé fût présent.

Muscat, Coqdor et Stewe furent d’autant plus aimables avec le reporter qu’il s’agissait d’Assia K’myra, une délicieuse fille née des amours d’un Terrien avec une charmante créature de la planète Neptune. Assia K’myra était bien connue des sidéro-téléspectateurs et naturellement les trois amis savaient qui elle était.

Flanquée de deux cameramen, portant une sorte d’anorak à la mode antique qui mettait en valeur ses formes sveltes, son visage rosé aux grands yeux curieusement piquetés d’or, Assia se retrouva, amenée par un hélico spécial, dans les plaines de Syrtis Major.

Et c’est là que le reportage se déroula :

– Vous voyez devant vous, chers amis sidéraux, l’installation préfabriquée qui a été élevée en quelques jours martiens par les autorités, sous la direction du professeur Walkinson et de ses assistants. Ces bâtiments immenses ne sont, en fait, qu’un laboratoire. Un laboratoire qui reproduit, en trente fois plus vaste, celui que dirige le professeur à Syrtis-City.

«… Ces vingt-quatre couchettes, qui vous font immanquablement évoquer des tables d’opération, vont recevoir les vingt-quatre combattants que le monde galactique envoie contre la force inconnue qui utilise, nous ne savons encore comment, la lumière inversée, la lumière froide qui émane du soleil de glace.

«… Ils sont deux douzaines. Des hommes et des femmes. Parmi eux se trouvent le chevalier Coqdor, l’inspecteur Robin Muscat, le docteur Stewe, M. Azzovk et Mlle Libella, respectivement assistant et laborantine du professeur Walkinson.

«… Nous vous avons expliqué, dans des émissions précédentes, en quoi consistait le principe d’une exploration du micromonde par envoi de bactéries radio-psychiquement reliées à un cerveau humain. Fort de ses succès dans ce domaine, le professeur Walkinson a mis au point un système infiniment plus important, quoique le principe en soit rigoureusement le même. On sait maintenant qu’un humain, par le truchement d’un protozoaire, peut évoluer à travers les cristaux de neige. On sait aussi, et cette découverte est due tout particulièrement au chevalier Coqdor, que nos ennemis sont, en réalité, une seule et unique entité, une puissance qu’on a pu comparer à celle d’une ruche, où une volonté totale anime les éléments divers. Il s’agit donc, pour nos combattants, d’attendre le moment où passera, dans la neige vivante, le courant annonciateur d’une attaque en un point quelconque, de la galaxie.

«… Le docteur Stewe est le véritable promoteur du système envisagé. Et là, chers amis sidéraux, nous devons vous dire combien il ne faut pas se leurrer. L’expérience est, non pas risquée, mais aléatoire quant au résultat ».

Au fur et à mesure qu’Assia parlait, les sidéro-téléspectateurs avaient pu voir les mornes plaines de Syrtis Major et de Phison, le labo de la cité puis l’immense bâtiment préfabriqué qui s’était élevé près du bois de conifères où s’était déroulée la capture des hommes-neige, les visages des héros en jeu, les diverses salles du grand labo.

Maintenant, c’était le docteur Stewe lui-même qui apparaissait auprès de la speakerine.

– Il s’agit, dit-il, de provoquer un gigantesque court-circuit. Un court-circuit d’une envergure inconnue dans l’histoire de l’univers. Certes, vous savez tous de quoi il s’agit et un électricien amateur est capable de le provoquer, fût-ce involontairement. En la circonstance, puisque le chevalier Coqdor a déterminé l’existence d’un formidable courant qui semble unir, à travers le cosmos, tous les cristaux, dont le nombre est fantastique, composant la neige vivante, j’ai songé à créer, au moment convenable, un formidable court-circuit. Pourquoi ? Parce que ce courant, dont nous ignorons l’origine, la nature, les modalités de transmission, ne peut dans notre cosmos, être autre chose qu’une application inconnue de l’électricité.

Sa voix sèche, nette, précisait les détails. Le monde l’écoutait, le souffle coupé.

Assia, après l’interview de Stewe, fit projeter sur les petits écrans un bien triste spectacle.

Un conglomérat de monstres blancs apparaissait auprès du bois, et à présent à l’intérieur des bâtiments. C’était le groupe des douze hommes du commando entourant Jean-Loup, tous transformés en hybrides neigeux. On avait construit autour d’eux, tout en maintenant la coupe d’ondes bleues. On les maintenait ainsi, en constatant qu’ils continuaient à vivre, de cette vie latente, quasi végétative, déjà observée sur le malheureux étudiant en sciences ex.

Assia, de sa voix claire, fit frémir le monde en assurant que les savants espéraient bien les rendre, avant peu, à leur nature première.

Quand le soleil de glace serait vaincu.

Après ce reportage, il y eut un peu de détente. Mais la speakerine avait précisé, pour finir, un point important.

Tout était prêt, mais on ne pourrait agir qu’au moment où la neige vivante recommencerait à vibrer, annonçant une attaque sur une planète ou contre un astronef.

Alors, selon le plan du docteur Stewe, Walkinson déclencherait ce qu’on appelait déjà le contre-courant.

En permanence, sur les vingt-quatre tables d’opération, il y en avait deux d’occupées.

Deux des délégués, tous volontaires, veillaient, le casque à électrodes sur la tête, évoluant sous forme microbienne-psychique dans un peu de neige vivante entretenue dans un des bacs du labo.

Les vingt-deux autres vivaient en état d’alerte. On ne quittait pas l’installation, qui contenait, auprès des labos, une génératrice électrique d’une puissance formidable. C’était l’arme secrète des humains contre le soleil de glace.

On s’énervait, ou, au contraire, l’abattement régnait. Des jours passaient. Certes, on avait décelé les diverses attaques, mais alors qu’il était trop tôt pour agir. On avait pu prévenir les planètes, puis l’astronef visé, ce qui avait limité les dégâts, sans plus.

À présent, le grand piège électrique était prêt. On attendait.

Il y eut encore, après le reportage d’Assia K’myra, trois mortelles journées martiennes.

Libella était de permanence, en compagnie d’un étudiant vénusien venu suivre les cours de Walkinson. Ils donnèrent l’alerte. Dans le monde merveilleux des cristaux de neige, quelque chose se préparait.

Alors commença le suprême combat.

Prompts comme des soldats sur le pied de guerre, comme des pompiers attentifs à l’appel du feu, les vingt-quatre se trouvèrent étendus sur leurs couchettes, le casque sur le crâne.

Simultanément, dans le bac du professeur Walkinson, ce petit bac où subsistait la neige diabolique, on laissa tomber un peu de ce plasma philo-microbien nécessaire à l’expérience et, aux deux bactéries déjà en action, représentant Libella et son compagnon, on ajouta vingt-deux autres flagellés, correspondant aux cerveaux des vingt-deux combattants.

Râx pleura un peu, en voyant Coqdor immobile. Mais le chevalier ne pouvait, présentement, penser au fidèle pstôr.

Annihilés dans leur chair, les vingt-quatre quittèrent provisoirement le monde des hommes pour celui des microbes.

Deux groupes, bien distincts, s’étaient formés dans le conglomérat de flocons sur lequel veillait Walkinson.

Stewe en dirigeait un, qui comprenait aussi Libella et les autres laborantines, toutes volontaires. Muscat menait le second, avec Coqdor, Azzovk et l’Éridanais Zoa, venu les rejoindre à Syrtis Major. Parmi les membres du double commando, diverses planètes étaient représentées.

Coqdor, le superéclaireur de l’expédition, ressentait plus subtilement que tous les autres le courant qui se déclenchait en effet. Sa voix s’élevait dans l’immense labo.

Non seulement Walkinson et vingt-trois combattants pouvaient l’entendre, mais aussi Assia K’myra. Toutefois, en raison des circonstances, elle ne procédait qu’à un enregistrement, l’autorisation lui ayant été refusée de prendre en direct. On ne savait, après tout, quelle puissance psychique utilisait le soleil de glace et il était inutile de faire savoir à l’ennemi, s’il était autre chose qu’une force aveugle, ce qu’on tentait contre lui. Déjà, les savants avaient reçu Assia à leur corps défendant, en dépit de sa gentillesse.

Deux assistants de Walkinson l’entouraient. L’un et l’autre avaient pour mission, quand le professeur ferait un signe, de lui passer chacun un électrode relié à un long fil.

Deux plots, dans le bac où stagnaient quelques flocons de neige, des flocons où se promenaient vingt-quatre microbes, parmi des myriades d’autres, mais vingt-quatre bactéries véhiculant l’esprit d’un nombre égal d’humains, attendaient le branchement.

Coqdor progressait en tête, sous forme d’un flagellé semblable à des millions de flagellés. Muscat, près de lui, menait son groupe et tous deux discutaient — par leurs organismes humains — tout en renseignant Walkinson au fur et à mesure.

Ils constituaient le groupe dit des « plus ». Un procédé spécial, mis au point fébrilement depuis la triste aventure des douze hommes changés en monstres de neige, avait permis de muter les bactéries en de véritables ions, chargés d’électricité positive.

Stewe menait le second groupe, dit des « moins ». Ceux-là, par le même mode d’électrification statique, étaient négativement chargés.

On avait trouvé un immense avantage, à peine soupçonné au moment de la mise en route de l’invention, à cette ionisation des bactéries.

Les flagellés n’étaient plus de simples protozoaires pouvant, à tout instant, être avalés par des microbes plus voraces, mais ils résistaient victorieusement à toute attaque, leur état particulier les mettant à l’abri des tentatives de leurs congénères.

La mort d’un flagellé-vecteur était sans péril pour l’humain qui lui déléguait son psychisme, Coqdor, Stewe et Muscat en avaient fait l’expérience.

Seulement, en la circonstance, Walkinson avait besoin, pour l’action, de ce qu’il appelait ses forces. Ses vingt-quatre microbes, ses « plus » et ses « moins », devaient être au complet.

Plongés dans le plasma, guidés par les trois d’entre eux qui avaient déjà exploré le micromonde, les « plus » et les « moins » étaient rapidement passés dans la neige proprement dite.

Libella et ses compagnes avaient, certes, été émerveillées par le spectacle, mais ce n’était pas le moment de s’extasier.

On était là comme des soldats et le moment du combat approchait.

En effet, la neige était en pleine effervescence. Il s’agissait bien de la mystérieuse vibration des cristaux infinitésimaux déjà observée dès les premiers effets de la neige vivante. Le courant passait, et maintenant Coqdor n’était plus le seul à s’en rendre compte.

Saisis dans cet univers si particulier, faisant corps avec lui, traversés par le formidable courant, les microbes-humains percevaient tous avec précision, l’appel lointain émanant de la force inconnue qui utilisait comme génératrice le fantastique soleil de glace.

– Si, comme le disait le professeur Walkinson à Assia, qui enregistrait et filmait l’expérience (projetée en grand sur l’écran du labo), notre tentative réussit, il se produira une réaction en chaîne à travers la neige vivante.

– Oui, professeur. Dans le bac, je le comprends, mais les réactions en chaîne n’exigent-elles pas une continuité de matière ?

– En principe, oui. Mais la preuve a été faite que la neige vivante émanant du soleil de glace constitue un tout. Oh ! je sais que nous ne jouons pas sur du velours, cela peut encore rater. Mais si le procédé imaginé par le docteur Stewe est logique — et je crois qu’il l’est — nous agirons d’un seul coup, non seulement sur les quelques flocons que je maintiens à la température convenable dans ce bac, mais aussi sur les treize hybrides que nous gardons prisonniers des ondes bleues, sur l’ensemble glaciaire qui va attaquer la planète dont nous ne savons pas encore qui elle sera, et sur tous les cristaux de neige représentant, à travers le cosmos, le formidable monstre qui s’attaque à l’humanité.

– Cette réaction peut-elle remonter jusqu’au soleil de glace ?

Walkinson regarda la speakerine et fit un signe de la tête :

– Je le crois.

Mais Coqdor, sur sa couchette, élevait la voix :

– Alerte ! la planète visée est Ax 33, dans la constellation du Bélier !

Aussitôt, un représentant de l’Interplan, présent dans le labo, transmit à travers les ondes subspatiales. Ax 33 se mit aussitôt en état de défense, à des milliers d’années de lumière de Mars.

C’était imminent. Chacun retenait son souffle, dans le labo.

Walkinson, visage immobile, se penchait sur le bac. Assia K’myra, qui avait vu cependant bien des choses, sentait son coeur se serrer. Jamais elle n’avait fait un tel reportage.

Les « plus » et les « moins » étaient totalement incorporés aux cristaux de neige et ils en ressentaient les moindres vibrations, si subtilement qu’ils savaient tous qu’une pluie de glaçons géants allaient s’abattre sur les cités de la planète Ax 33.

Et puis ce fut le moment crucial.

Muscat-humain jeta un cri bref, suggéré par le flagellé-Muscat :

– Feu !

Walkinson recevait, de ses deux aides, les deux fils électriques et les branchait sur les plots du petit bac.

Les génératrices hâtivement transportées à Syrtis Major et montées en pleine nature, sous les toits préfabriqués, envoyaient une décharge électrique — plus et moins — d’un voltage sans doute jamais atteint par des machines dues aux humains.

En même temps, dans le micromonde, sous l’impulsion de Muscat d’une part, de Stewe d’autre part, les microbes « plus » et « moins » se ruaient les uns contre les autres et s’anéantissaient mutuellement en provoquant, sous la force dont ils étaient les catalyseurs vivants, une étincelle incroyable.

Une explosion se produisait dans le labo. Le bac éclata, dans une gerbe de feu.

Le professeur Walkinson avait été tué sur le coup, un fragment de verre dépolex lui entrant dans le crâne.

Assia K’myra, domptant son émotion, sans se soucier du sang qui coulait de sa tempe meurtrie par un éclat, continuait à enregistrer :

– Le professeur vient de tomber et les aides le relèvent, mais il ne donne plus signe de vie. La lueur a été fantastique et je me suis crue aveuglée. Mais on me signale que, dans la coupole d’ondes bleues, les treize hommes-neige ont été auréolés, eux aussi, par cette même fulgurante lueur. Chers amis sidéraux, une nouvelle formidable ! La neige vivante fond à vue d’oeil. Les hommes-neige sortent de leur cocon vibrant ; ils sont encore inertes, mais ils reprennent forme humaine…

Quelques instants plus tard, la sidérotélé, par ondes subspatiales, annonçait que l’attaque d’Ax 33 semblait subitement avoir avorté, et les glaçons qui tombaient se volatilisaient en plein vol, avant même d’avoir subi l’action des rayons dirigés vers eux pour les détruire. Ax 33 s’en tirait avec un déluge, toute cette glace fondant instantanément. Dans le labo, parmi la consternation générale, on entourait le cadavre du professeur Walkinson, victime de la science et de son dévouement à l’humanité, mort au moment où il contribuait à sauver le monde.

Les vingt-quatre se relevaient. Leur corps microbien anéanti, ils étaient encore un peu ahuris, mais ils revivaient, après l’étincelle vivante qu’ils avaient provoquée dans le micromonde.

Ils étaient cependant moins abasourdis que les treize rescapés de l’hybridation neige-biologie humaine, qu’on soignait déjà activement. Jean-Loup fut un des premiers à revenir à la raison. Mais il ne se rendait pas encore bien compte de ce qui était arrivé. Il constatait qu’il vivait, qu’il semblait intact, comme après un long sommeil. Ses nerfs craquèrent encore une fois et il eut une crise de sanglots.

Il en fut tiré par une formidable gifle. Aussitôt ramené à la réalité, il en identifia l’auteur :

– Oh ! C’est vous, Inspecteur ?

Muscat, dès qu’il s’était libéré du casque à électrodes, averti de ce qui se passait, s’était en effet précipité au chevet de son poulain et avait eu la satisfaction de le voir sorti de sa gangue de neige vibrante.

Walkinson avait péri. Mais Ax 33 était sauvée. Et aussi les treize hommes mutés par la monstrueuse puissance.

L’entité allait-elle récidiver ? Faudrait-il combattre encore ?

La réponse, on ne tarda pas à la connaître. Elle s’inscrivait dans le ciel, comme une fulgurance inouïe.

Les télescopes de l’univers signalaient en effet, quelque part dans la direction de la Polaire, une formidable nova, apparue spontanément (on fit le calcul nécessaire), au moment même où le professeur Walkinson lançait le contre-courant qui devait détruire la neige vivante, par le truchement des microbes humains, des « plus » et des « moins » qui se suicidaient provisoirement pour provoquer le court-circuit le plus incroyable de l’histoire de l’électricité.

Dans le soir glacé de Mars, bien emmitouflés, suivis de Râx auquel Libella avait tricoté un manteau en laine de la Terre, Muscat et Coqdor regardaient, dans le firmament, le point lumineux formé par la nova.

– Une étoile a explosé, Muscat.

– Oui, Coqdor. C’est le soleil de glace. Je ne pensais tout de même pas que la réaction en chaîne donnerait un tel résultat.

– Savons-nous jamais, mon cher Inspecteur, quelles sont les conséquences de nos actes, en bien ou en mal ?

Ils marchaient lentement, au clair de Phobos et de Deimos.

Jean-Loup, déjà sur pied, avait repris l’astronef à destination de Paris-sur-Terre. Mais sans doute ne s’attarderait-il pas là. Il irait ensuite vers Joigny, retrouver Catherine.

– Ce n’est déjà plus la saison des coquelicots, dit encore Muscat. Pour reprendre sa promenade sentimentale dans les mêmes conditions, il lui faudra attendre l’été prochain.

Le chevalier sourit, en pensant aux retrouvailles des deux jeunes gens, premières victimes de la neige vivante :

– Oh ! dit-il, je pense que d’ici là…

 

 

 

FIN



[1] Voir : «Le flambeau du monde», « Particule Zéro », «La Terre n’est pas ronde».

[2] Postes Planétaires et Télécommunications.